3 SEPTEMBRE 2013
Le lendemain matin, Gabrielle se réveilla plus tôt ; elle avait un peu mieux dormi et décida de prendre de l'avance pour se préparer. Elle alluma sa lampe de chevet et descendit lentement du lit, un pied engourdi après l'autre. Une faible lumière matinale filtrait à travers les rideaux, enveloppant délicatement la pièce d'une atmosphère paisible et rassurante. Elle n'ouvrit pas ses volets pour ne pas réveiller David. Cela n'empêche pas Groquik de ruiner ses efforts en miaulant à gorge déployée, comme si sa vie en dépendait.
- Shhh, souffla-t-elle. J'arrive.
Elle referma délicatement la porte de la chambre derrière elle et se dirigea vers la cuisine, le chat slalomant dangereusement entre ses mollets, le dos voûté et la queue en forme de point d'interrogation.
En prenant soin de baisser le volume le plus possible, elle alluma la radio afin de se sentir moins seule dans la cuisine triste. La voix du journaliste bourdonnait vaguement, révélant, entre deux nouvelles plutôt triviales, qu'un journaliste était détenu au Liberia et entamait une grève de la faim. Elle ouvrit le tourniquet et saisit un sac de croquettes de 5kg. Groquik redoubla de miaulements et enroula sa queue autour des jambes de sa maîtresse. Gabrielle se baissa et remplit la gamelle à ras bord.
- Voilà, t'as de quoi faire, comme ça.
Instantanément, le chat se désintéressa d'elle et fondu goulument sur ses croquettes en ronronnant.
Gabrielle sortit du beurre et en étala une couche généreuse sur du pain tranché qui était sorti depuis la veille et qui avait durci pendant la nuit. Il lui sembla malgré tout qu'il n'y avait rien de plus délicieux au monde.
Après avoir mangé trois tartines, elle se leva et éteignit la radio, qui venait d'indiquer six heures quarante-cinq, ce qui signifiait que David n'allait pas tarder à se lever et à prendre sa douche. Gabrielle se hâta d'aller se débarbouiller visage et se brosser les dents pour pouvoir se maquiller dans sa chambre.
La salle de bain était de loin sa pièce préférée dans la maison. Les portes du placard de la salle de bain étaient de grands miroirs, qui faisaient face à la cabine de douche à la porte transparente. Le lavabo avait été changé récemment et sa blancheur étincelante renvoyait la lumière sur les murs. D'une manière qui frisait l'obsession, Louisa le nettoyait plusieurs fois par jour, probablement pour s'assurer qu'elle avait bien le lavabo le plus brillant au monde, songeait Gabrielle, qui trouvait cette manie absolument ridicule. A gauche du lavabo, des étagères en verre étaient décorées de flacons de parfums vides et de jolis savons sculptés, qu'on avait offerts à Louisa et qu'elle n'avait jamais osé utiliser, ce qui confirmait à Gabrielle que le concept même d'un savon joliment sculpté était absurde. A quoi bon offrir un savon si la personne qui le reçoit n'ose pas l'utiliser ?
Gabrielle déposa une noisette de dentifrice sur sa brosse à dents et se les brossa rapidement, trente secondes tout au plus, car elle entendait le réveil de David sonner. Elle cracha dans le lavabo et se rinça la bouche, puis, d'un geste brusque, avec ses deux mains, trempa son visage, qu'elle essuya grossièrement à l'aide d'une serviette rugueuse. Au même moment, David entra dans la salle de bain. Ses yeux paraissaient minuscules, cernés et soulignés de deux grosses poches qui indiquaient un état de fatigue général.
- Ah, t'es là, mâchonna-t-il, encore endormi. T'as bientôt fini ?
- Ouais, j'ai fini. Tu peux y aller.
Elle sortit de la pièce et retourna dans sa chambre. La lumière s'était intensifiée et la silhouette des meubles se dessinait désormais avec plus de précision. Tel un monstre dégoulinant, des vêtements s'empilaient dangereusement sur sa chaise de bureau - ce qui était un sujet de tension plutôt fréquent avec Louisa, qui menaçait régulièrement de tout jeter par la fenêtre.
Gabrielle se plaça face à son miroir recouvert de projections de maquillage et entreprit de dessiner à l'extrémité de chaque œil une virgule, qu'elle vint épaissir le long de ses cils. Satisfaite, elle surligna chaque œil de mascara, en prenant bien garde de ne pas réaliser de pattes d'araignée. Puis, elle recula de quelques centimètres et s'observa de face, de trois-quarts, de profil.
Parfait, songea-t-elle.
Elle entendit la porte de la salle de bain se déverrouiller et les pieds mal séchés de David s'éloigner, émettant un léger bruit mouillé chaque fois qu'ils se collaient et se décollaient du carrelage du couloir.
Il allait bientôt entrer dans la cuisine et découvrir Groquik, qui le fixerait alors de ses grands yeux tendres en feignant la famine.
- Groquik, t'as jamais eu une gamelle aussi remplie, te fous pas de moi.
Mais l'animal persistait dans son mensonge et Gabrielle l'entendit pleurer, désespéré.
Elle regarda la chambre autour d'elle, à mesure que le soleil se levait. Le désordre se révélait, de plus en plus distinct et déprimant. Elle ouvrit un tiroir et en sortit un Levi's 501 que Louisa avait raccourci maladroitement quelques années auparavant pour éviter que Gabrielle ne marche dessus. Elle le glissa sur ses hanches et rentra le ventre pour le faire remonter jusqu'au-dessus du nombril et en fermer chaque bouton. Elle souffla en relâchant son ventre, se disant que Louisa avait raison lorsqu'elle lui disait de ne pas manger trop de gâteaux apéritifs cet été, pour ne pas ressembler à Ursula.
Gabrielle était petite et de nature assez fine. Elle n'avait d'ailleurs jamais été en surpoids et en était loin. Cependant, Louisa avait réussi à lui transmettre sa phobie des calories et de la prise de poids. A l'âge de huit ans, Gabrielle savait déjà lire le tableau des apports nutritionnels au dos du paquet de céréales, répétait à ses camarades de classe « il faut toujours plus de protéines que de matières grasses ! » et se gardait bien de manger un yaourt dépassant les cent kilocalories sous les yeux de sa mère.
Elle ouvrit le tiroir du dessus – qui peinait déjà à fermer – et partit en quête d'un t-shirt un peu ample, qui pourrait camoufler ce que Louisa appelait avec horreur faire du gras. Elle en sortit un large t-shirt gris, un peu délavé et que Louisa détestait.
Tant pis, pensa Gabrielle. Elle ne va pas se réveiller pour m'empêcher de partir avec.
Elle regarda à nouveau dans le miroir et ce qu'elle y vit lui plut. Avec ses longs cheveux bruns légèrement ondulés qui lui tombaient jusqu'à la poitrine, son trait d'eyeliner parfaitement exécuté et son jean fétiche, elle se dit que même le t-shirt délavé et un peu trop détendu qu'elle portait ne parviendrait pas à ruiner sa journée. Silencieusement, elle fit un tour sur elle-même en souriant à son reflet et en passant la main dans ses cheveux. Soudain, la porte s'ouvrit.
- T'es prête ?
- Ah, oui, j'ai plus qu'à mettre mes chaussures.
- Allez, vas-y, il est sept heures quinze. Il faut y aller.
Gabrielle saisit son Eastpak noir, recouvert de mots doux écrits au blanco l'année précédente et attrapa une paire de chaussettes qui dépassait d'un tiroir entrouvert. Elle les enfila dans le hall, puis opta pour une mauvaise imitation d'une paire de Doc Martens, achetée sur internet pour moins de vingt euros deux ans auparavant, mais qui durait jusque là de manière pour le moins remarquable.
- C'est parti ?
- C'est parti !
La lourde porte de l'entrée s'ouvrit et Louisa ouvrit les yeux en l'entendant se refermer dans un son assourdissant.
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Angel
Genel KurguGabi a 16 ans et tout lui réussit. A sa rentrée en première littéraire, elle peut compter sur Louisa, sa mère contrôlante et abonnée aux régimes restrictifs, et Ugo, son ami d'enfance, anciennement battu par son père. Au cours de sa scolarité, la je...