ne te regarde pas

31 7 2
                                    

le corps nu, tu fais face au miroir de la salle de bain, une solitude troublante dans les yeux. tu as un voile dans le regard, quelque chose qui t’empêche de voir autre chose que ce corps qui se reflète dans le miroir. tu es ce corps dans le miroir ; tu n’es que lui, que ça. le reflet tremble un peu, vacille dans la contemplation qu’il n’arrive pas à mener. tu ne peux pas te regarder sans voir la poitrine, les seins, le ventre, la mâchoire, les cuisses, le corps dans son ensemble. tu ne peux pas le regarder sans voir dans chaque pli de la peau, sur chaque parcelle du corps, une ombre de détestation. tu ne peux pas regarder ton corps sans te détester. c’est comme ça, une fatalité, une finalité. tu es comme ça, fini.e dans un corps, enlaidi.e par un seul regard qui se jette dessus. tu ne te ressembles pas. tu ne veux pas te ressembler. le reflet ne peut pas être toi, ne doit pas être toi. et le doute s’en vient avec les larmes.
tu fais face au reflet, au corps nu, comme à un étranger, un inconnu. tu fais face à toi-même comme si ce n’était pas toi. 

tu aimerais ne pas avoir à te voir, te soulager de cette vision qui n’apporte que douleur et honte. mais le reflet pleure en même temps que toi alors il t’est impossible de l’ignorer. les larmes le rendent encore plus laid, encore plus fragile, encore moins apte à la volonté des étoiles. pourquoi même la détestation de soi ne t’est pas simple ? 

il fait lourd sur ton corps, des orages éclatent sur tes joues, simplement, presque convenablement. tu te dis que ce genre de moments arrive à tout le monde. tu te dis que tu devrais disparaître, histoire de ne plus ressentir les décharges électriques de la haine. mais tu ne sais te faire poussière, devenir néant alors tu te condamnes à rester ainsi figé.e devant le miroir de la salle de bain. tu restes, tombant peu à peu sous le poids de ces larmes qui marquent, sur ton corps, le territoire de la détestation de soi. 

il n’y a, dans ce face à face cruel, miteux cependant, aucune porte de sortie, aucune échappatoire. tu es livré.e à toi-même, à ce reflet qui te hante et t’emprisonne. tu pleures juste, dans l’attente vaine que le reflet disparaisse ; que tu disparaisses. mais un corps, une existence n’est jamais entièrement capable de sa propre disparition. tu te murmures des choses, comme un souffle dans le creux de ton corps. tu te dis ne te regarde pas, ne te regardes plus. pourtant, lever les yeux et regarder ailleurs est impossible. tu es attaché.e, enchaîné.e à ce corps — sûrement parce qu’il est tien. 
tu voudrais fermer les yeux sur la poitrine, les seins, la mâchoire, les cuisses, le ventre, le corps tout entier, mais tu n’y parviens pas. tu aimerais abaisser les paupières du reflet, clore ses yeux pour le faire taire, mais tu n’y parviens pas. tu es impuissant.e face à ce corps que tu détestes. 

alors, tu restes. tu restes jusqu’à ce que la nuit tombe, jusqu’à ce que les yeux se ferment de fatigue. si tu le pouvais, tu resterais jusqu’à ta mort ; dans un combat de toi-même contre toi-même personne ne peut gagner.
ces soirs de lutte intense se font rares, ils n'interviennent que dans les ombres les plus atroces. tu voudrais pourtant qu’ils n’existent pas, qu’ils n’aient jamais existé. tu aimerais pouvoir te regarder tous les soirs sans voir ce que tu as peur de voir.

il te faudrait un corps muable, un corps sable mouvant, dans lequel les changements de l’existence s’enfoncent prudemment. c'est pour cela que parfois, face au miroir de la salle de bain, tu imagines ton corps. tu t’imagines un nouveau reflet, tu plaques les seins, tu rentres le ventre, contractes la mâchoire. tu imagines ce corps tant espéré, ce corps qui ne viendra sûrement jamais. dès lors, tu ne te regardes plus, tu t’imagines. et tout tient dans ce pouvoir de l’imagination, cette faculté que tu développes au sein des mots. tu écris, dans le corps de tout autre, comment tu voudrais être. 

tu es toujours face au miroir mais les larmes ont fini leur course folle, l’orage se fait de plus en plus lointain et les piqures qu’a laissé la haine s’éteignent peu à peu. tu aimerais étreindre ce reflet qui te parvient par la pensée ; tu aimerais t’étreindre. et l’impossibilité de ton corps continue ainsi, persiste toujours. tu ne pourras jamais t’étreindre, connaître la chaleur de tes bras. ton corps, parfois, n’est que dans ta tête. alors, ne pleure plus pour ces moments où les regards se croisent. le reflet, lui aussi, fait face à lui-même, à ce qui le renvoie dans la fixité première des corps. le reflet est tout autant toi que toi. ne le regarde pas, apprends à le contempler. ne te regarde pas comme ça, avec la détestation de soi. regarde toi comme tu regardes tous les autres. 

— quand il se fait sombre dans son corps il est plus simple de parler de soi comme étant quelqu’un d’autre.

fermer les yeux sur l'impuissance des corpsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant