Contra tempus

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Perché au sommet d'un escabeau à roulettes, Micah écarte précautionneusement les épais volumes rangés sur l'étagère. Malgré le soin infini avec lequel ses mains, habituées à manipuler des ouvrages anciens, traitent les recueils craquelés, la pesanteur fait son œuvre et l'énorme corpus moyenâgeux dormant en bout de rang bascule soudain sur ses voisins. De la poussière s'envole, telle une bouffée de spores lâchée par ses champignons livresques qui s'abattent à la manière de dominos. L'étudiant arrête la chute en cascade d'un geste brusque, faisant vaciller son perchoir. Des yeux réprobateurs le jugent depuis l'autre côté des rayonnages, à travers la trouée qui vient d'apparaître dans le mur de livres.

— Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Seul le personnel de la bibliothèque est autorisé à sortir ces exemplaires des rayons, et à ce que je sache, vous n'en faites pas partie ! assène la bibliothécaire d'un chuchotement outré.

— On m'en a donné la permission, assure le fautif sur le même ton.

— Cela m'étonnerait. Les doctorants se croient tout permis ! Ne touchez plus à une seule tranche et rendez vous plutôt à l'accueil pour remplir une demande de consultation.

Agacé, Micah descend le marchepied comme un condamné monterait les marches de l'échafaud. Au-dessus de sa tête, les couvertures ornementées semblent le narguer, et il se sent Tantale devant les fruits lui étant interdits. Il avait oublié les incorruptibles gardiennes et gardiens des lieux, véritables golems veillant au respect du règlement.

C'est pourtant loin d'être la première fois qu'il vient à la bibliothèque, mais il n'a pas de temps à perdre. Construire une thèse est un travail de longue haleine, alors le jeune homme préfèrerait ne pas s'égarer en formalités administratives. Cela fait des mois qu'il surnage au milieu de textes divers, des pages noircies à la plume aux enluminures saupoudrées de détails étranges, la plupart numérisés. Si ce procédé en facilite l'accès tout en évitant de trop fréquentes lectures qui abîmeraient le fragile papier, il masque les éléments de contexte fort utiles aux pointilleux.

Et Micah se doit de l'être. Son travail porte sur la propagation des principes religieux à travers l'écrit au Moyen-Âge, un sujet qui, bien qu'il paraisse vaste au premier abord, se révèle pointu. Après avoir épluché d'innombrables banques de données, il est urgent pour lui de s'attaquer à la bibliographie physique. Il a déjà fureté dans les quelques musées qui exposent leurs grimoires et autres incunables, contacté des collectionneurs privés et des antiquaires ; le voici de retour aux sources, à savoir la bibliothèque universitaire.

Devant la guérite de l'accueil s'étire une file de gens en quête d'informations, et l'étudiant y prend place à contrecœur. Ses doigts jouent avec le porte-clés en forme de kangourou qui orne sa besace, au rythme des secondes s'égrenant sur l'horloge murale, de plus en plus nombreuses au fur et à mesure que les bugs informatiques se succèdent aux quiproquos avec les enseignants nouvellement arrivés.

— Que puis-je faire pour vous, Monsieur Wynter ? s'enquiert finalement la documentaliste. Depuis le temps, je croyais que vous connaissiez la bibliothèque et ses ressources mieux que votre poche !

— C'est pratiquement le cas, malheureusement je n'ai pas encore droit à un passe VIP, se plaint Micah en souriant. J'aimerais consulter les originaux de la section Moyen-Âge.

Son interlocutrice fouille dans un tiroir à dossiers et en sort un formulaire qu'elle lui tend. Au vu des dates de consultation qui y figurent, le rayon médiéval n'a pas la cote.

De retour à son point de départ, il entreprend de descendre les tomes jusqu'à la table dédiée, dans un coin éloigné des fenêtres afin de préserver les vieilles encres du soleil. Du haut de son escabeau, il jette un regard triomphant au Cerbère l'ayant interrompu un peu plus tôt. Quelques tables plus loin, des élèves de première année haussent les sourcils en avisant la pile de livres qui trône devant lui, espérant de n'avoir jamais à faire de telles recherches. Pourtant, cela plaît à Micah. À force d'emmagasiner des informations sur le Moyen-Âge, il a parfois l'impression d'avoir vécu à cette époque : il garde en mémoire les évènements de chaque décennie, ressent l'ambiance qui régnait dans les lieux de culte, l'application des moines derrière les lettres gothiques... Au fil de son avancée, il a remarqué l'évolution des supports d'écriture, les changements de calligraphie en fonction du contexte religieux et l'apparition de nouveaux concepts. Un vrai voyage dans le temps...

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