Wipe Out

CHAPITRE 1 - Un challengeur pour Elijah

Tu peux le faire ! C'est ton dernier passage !

À l'aide de mes bras, je rame à toute vitesse pour prendre la vague au mieux. L'adrénaline se déverse dans mes veines. Dans ma tête, mes enchaînements pour exécuter un Reverse air se répètent à l'infini. Jasper Sullivan, qui est passé avant moi, a proposé une prestation quasi parfaite. Il tient la forme cette année et pour rester le meilleur, je ne dois pas me louper.

La vague me soulève légèrement et ouvre les hostilités. Sur mes lèvres perle le sel de l'océan Pacifique. D'un mouvement souple et vif, je me retrouve debout sur la planche pour réussir mon take off. Un coup d'œil autour de moi me permet d'analyser la situation. Si le Reverse air s'avère hors de portée pour le moment, avec un bottom turn et la vitesse adéquate, un passage dans le tube me tend les bras. C'est l'occasion d'impressionner le jury. Je dévie de mon programme et me fonds dans la vague que je traverse à toute vitesse. Mais pas assez, l'épaule de la vague me menace. Les dents serrées et à moitié aveuglées par les gouttes d'eau qui m'arrose le visage, je lutte contre les éléments. Le barrel se referme sur moi et si je force, la vague va me broyer. Un combat au sommet se joue entre mon égo et ma raison, mais finalement cette dernière l'emporte. J'opte pour un bailing afin de m'épargner un wipe-out qui me ferait perdre plus de points qu'en gagner.

Habitué à tomber, je me laisse ballotter et remonte à la surface une poignée de seconde plus tard sous les hourras de la foule restée sur la plage.

Mon tour est passé et je rejoins la rive, la mort dans l'âme alors que le coach Taylor fonce sur moi, ravi. Ses cheveux blonds, cachés par une casquette des Bears, encadrent un visage anguleux aux traits burinés par le soleil de Californie.

— Ta façon d'entrer dans le tube était incroyable, Elijah, me félicite-t-il.

Un soupir lourd m'échappe.

— Jasper a exécuté un roller impeccable en deuxième passage et les autres étaient nickel.

Ce rappel des faits pousse mon coach à hausser les épaules, comme s'il ne voyait pas le rapport entre les deux. Pourtant le lien est évident, il a bouclé une figure légèrement plus simple que la mienne, là où j'ai décroché. Si ma prise de risque me vaudra des points, sa réussite lui en apportera tout autant. Jasper Sullivan et moi nous nous trouvons à égalité. Mon sang bouillonne. Il me faut beaucoup d'abnégation pour ne pas alpaguer les jurés et leur hurler que je recommence. Malheureusement, ça ne fonctionne pas comme ça, lors de ton passage il faut de la technique, du talent, de la chance et l'aval des Dieux du surf.

Et bordel, aujourd'hui, ils se sont penchés sur le berceau de Jasper.

— Tes passages étaient excellents, réitère mon entraîneur alors que ma némésis du jour nous rejoint.

— C'est une grande journée pour le club de UCLA, affirme Jasper en replaçant ses cheveux blonds mi-longs, sa planche sous le bras.

Ma langue glisse sur mes dents, pour retenir la bille qui menace de lui tomber dessus si je me lâche. Un regard au loin me rappelle que le jury nous voit et que l'image que l'on renvoie à l'extérieur est presque aussi importante que nos passages.

Le coach Taylor s'apprête à embrayer quand au microphone on annonce le tour de Willa Haynes, la dernière concurrente de notre équipe.

— Merde ! Je pensais qu'elle passait dans vingt minutes, marmonne le colosse avant de trottiner vers le bord.

Willa est la nouvelle copine de Jasper et accessoirement mon ex. Le coach observe mon challenger s'éloigner avant de reporter son attention sur moi. L'idylle naissante entre notre championne incontestée chez les dames et son poulain plein de promesses à donner des sueurs froides au coach. Il a craint que des rivalités s'installent entre nous deux pour des histoires de filles.

Quand il m'a exposé ses inquiétudes, le premier soir de la rentrée, j'ai ri comme ça m'arrive rarement. Ça fait deux ans que le coach m'entraîne et il devrait savoir pourtant que mes seules priorités dans la vie, ce sont le surf et mes études. J'ai bien essayé de le tranquilliser, mais il n'a pas été convaincu. Depuis, il guette le moment où je vais péter les plombs sur Jasper et Willa.

Le pauvre, il peut attendre...

L'expression la plus agacée de mon panel s'étale sur mon visage, alors qu'il secoue la tête à la fois rassurée et désolée pour moi. Si sa première intention me paraît cohérente, les raisons de la seconde m'échappent. C'est plutôt une bonne chose que le couple de l'année n'ait pas réussi à piétiner ma détermination, il devrait être content. Puis Willa et moi, on se rejoignait dans un pieu et dans les vagues. Au-delà de ça, nous n'avions pas grand-chose en commun, et peu de temps pour nous voir. Ça m'a soulagé quand elle a rompu.

Constatant que le sujet semble clos, il abandonne la partie et tapote dans mon dos, pour remplir ses obligations contractuelles en coachant Willa. Elle a passé la barre et se positionne sur le line up.

— C'étaient de bonnes performances, Elijah. Arrête de te comparer aux autres constamment, me rappelle-t-il en s'éloignant.

Un rire aigre file entre mes lèvres. Bien sûr que je me compare, c'est une compétition ! Et la seule place qui m'est autorisée c'est la première. Pour poursuivre mon rêve, malgré les injonctions familiales, il n'y a pas d'autres voies possibles pour moi : être le premier partout et en toutes circonstances.

La compétition se termine deux heures plus tard et avec elle, l'annonce des résultats. Et comme je le craignais, Jasper et moi sommes au coude à coude. Je félicite mon rival qui me rend la pareille, ses yeux bleu-gris pétillant de joie et de sincérité. Après ça, j'esquive les invitations à manger en équipe, prétendant devoir dîner avec mes parents.

Une fois ma planche sur le toit de mon 4x4, je m'installe dans ma voiture. J'inspire et expire, les doigts compulsivement serrés sur le volant, pour ne pas céder à l'appel de la colère qui gronde dans mes entrailles. Mais la force de mon vent intérieur me pousse à exploser de rage dans l'intimité de mon habitacle.