20 - En territoire abranique

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La Mémothèque Centrale d'Hélios regorge d'archives de la période préstellaire que tout citoyen peut consulter en libre-service. Cette initiative, lancée par l'Union dès le premier siècle héléen, est la continuation de la préservation de l'histoire, processus initié par la Coupole lorsqu'elle quitta la Lune. Guerres, surpopulation, écocides, ces archives existent d'abord pour nous rappeler pourquoi nous avons renoncé à la beauté du ciel bleu et à la chaleur du Soleil.

Extrait du livre « Le mal de l'espace », par la psychologue Lidie Vanbrau, 950 H.

L'édifice, majestueux, intemporel, s'étendait sous les yeux ébahis d'Hannah. Elle s'efforçait de trouver des analogies avec son propre monde, sans vraiment y parvenir. On remarquait d'abord cette allée centrale, avec ses colonnades de marbre étincelant baignées dans la douce érubescence des torches à sustentation. De part et d'autre du palier, deux statues colossales gardaient l'entrée. Elles représentaient un soldat équipé d'une armure de plaque aux traits raffinés, se moulant aux courbures de son hôte telle une seconde peau impénétrable, prolongée par une longue cape. Un casque gracile doté de dispositifs divers, dont le principal élément se composait d'un respirateur à tuyaux bilatéraux, protégeait la tête. La visière se dessinait à travers deux fentes sombres discontinues, imprimant un regard glacial et imposant l'autorité. Le guerrier, qui devait appartenir à l'ordre des chevaliers, la garde d'élite des paladins, tenait fermement un espadon à lame plasmique. Mais c'était bien la voûte qui offrait le spectacle le plus saisissant. Dominant les lieux à bonne hauteur, elle offrait aux passants une fenêtre sur l'espace intersidéral. L'illusion, parfaite, donnait l'impression de se balader sous les biodômes qui parsemaient la surface d'Hélios, d'autant plus qu'une cascade ligneuse s'écoulait de son pourtour.

Hannah se laissa charmer par l'attrait du temple abranique. Elle voulut en savoir un peu plus sur la magie qui opérait :

— Tout ceci a l'air si réel. S'agit-il d'une vidholo de l'espace qui nous entoure ?

— Vous avez en partie raison, mais c'est plus sophistiqué que cela. À vrai dire, la lumière de ces milliers d'étoiles vient directement des caméras qu'ils ont abandonnées sur la Lune. Vous avez devant vous le point de vue d'un colon lunien, bien que les plus pédants vous eussent dit que vous ne percevez qu'une image du passé, récita-t-il non sans une pointe d'agacement, en se remémorant la remarque d'un paladin.

— Le Temple Stellaire dans toute sa superbe. Cet endroit inspire un profond respect. Cette voûte, ces statues... cela est intimidant, admit-elle en frissonnant.

— Ils n'ont pas fait les choses à moitié. Les machines de collecte d'images sont ensevelies, loin des météorites, et le reste — panneaux solaires et caméras — est abrité sous un dôme de verre ultrarésistant. Pour une raison qui m'échappe, les paladins ont un besoin viscéral de voir l'espace, c'est ancré dans leurs traditions depuis leur fondation. Même les temples les plus enfouis de la dernière strate peuvent en profiter.

— Cela, je peux le comprendre. Une fois que vous y avez goutté, difficile de revenir à l'austérité des dortoirs. Au fond, l'espace est notre berceau à tous, quoi de plus normal que de vouloir le contempler.

— Je continuerais volontiers cette discussion avec vous, docteure Freeman, mais je n'ai encore vu aucun paladin pointer le bout de son nez depuis notre arrivée. Allons voir au bureau des enregistrements.

Le duo descendit les quelques marches qui les séparaient du haut vaisseau, traversa les colonnades, puis se dirigea vers un guichet en bois situé à l'entrée du collatéral droit.

Derrière le somptueux comptoir en ébène massif, deux fauteuils vacants les attendaient. Killian, impatient, signala sa présence en martelant l'hologramme d'appel du poing. Hors de lui, il escalada sans scrupules le comptoir impeccablement entretenu, sauta de l'autre côté, et s'engouffra dans le bureau attenant.

Les minutes défilaient sur son intricom. Nerveuse, Hannah commençait à regarder de tous les côtés, encore embarrassée par le caprice de son partenaire. Elle s'attendait à entendre retentir l'alarme à tout moment. Ou pire : qu'une tourelle sorte du sol et déverse son feu salvateur pour purifier leurs âmes impies. Mais aucun de ces deux évènements ne se produisit. Au lieu de cela, elle vit le protecteur surgir en trombe du bureau d'accueil, l'air hagard. Ce dernier se propulsa par-dessus le guichet, puis entama un sprint à travers les colonnades, en direction de l'aile opposée.

La terreur s'insinua peu à peu dans l'esprit fragilisé de l'Ulne du quartier 11. Le calme ambiant devint oppression. L'aura tamisée de la nef laissa place à un paysage cauchemardesque, où mille yeux tapis dans l'obscurité du ciel la fixaient, où mille voix chuchotaient pour décider de son sort funeste. Ses jambes se paralysèrent. Un frisson glacial traversa sa colonne vertébrale. Animée par une volonté qu'elle n'expliquait pas, elle contourna lentement le comptoir, tel un spectre solitaire errant dans la basilique millénaire.

Un simple loquet mécanique lui barrait la route. Elle le fit minutieusement coulisser pour déverrouiller le portillon. Elle avança de quelques pas et se planta devant l'entrée. Une légère odeur de composants brûlés parvint à ses narines. De son point de vue, elle pouvait déjà observer une partie de la petite pièce. Une installation informatique encombrait le mur du fond, plus précisément une baie de stockage de données éphémères. Un tiroir laissait voir son contenu ; quelqu'un avait visiblement retiré une infobille, ces petites capsules qui préservaient les données à l'état gazeux. Juste à gauche de l'entrée principale, la lumière blanche du bureau filtrait à travers l'ouverture de l'arrière-salle. Elle dévoilait une pièce exiguë, comportant étagères et rangements en tout genre. C'est ici que les préposés devaient entreposer les infobilles vierges, les badges d'accès provisoires, et le reste des fournitures destinées aux visiteurs.

Hannah franchit le seuil de la porte. Une console d'ordinateur attendait une confirmation de la part de son utilisateur, à en croire le message qui brillait sur l'écran. Depuis quand ? Freeman ne détecta rien qui justifia l'affolement du protecteur White. Elle porta donc son attention sur l'odeur de brûlé. L'émanation désagréable ne provenait pas d'ici, mais de l'arrière-salle. Hannah, portée par le surplus d'adrénaline, se dirigea spontanément vers celle-ci. Alors qu'elle venait de mettre un pied à l'intérieur, un bruit de verre brisé la coupa dans sa lancée. Elle inspecta les talons de ses bottines et observa une fine pellicule translucide de laquelle s'échappaient des filins vaporeux. Ces derniers s'évanouirent devant ses yeux. La même odeur, plus ténue, en émanait. Des infobilles brisées. C'est de là que vient cette odeur, comprit-elle. La doctoresse tâtonna la paroi à la recherche de l'interrupteur, alors qu'au même moment les hurlements de Killian retentissaient à l'extérieur. « ...trez...pas...n'entrez...pas... » Trop tard : Hannah actionna l'interrupteur, illuminant le local de stockage.

Gisant au milieu d'un monticule d'infobilles, un trou en pleine tête, le corps du préposé aux admissions tenait encore la petite boîte d'infobilles entre ses mains raidies. Haletant, Killian tira in extremis la docteure de cette scène macabre et replongea le cadavre dans l'obscurité.

— J'ai essayé de vous prévenir, vous n'auriez pas dû !

— Il... il est...

Elle ne trouvait plus ses mots.

Le regard de Killian, plus grave que jamais, se figea un instant dans le néant, comme pour endiguer le débordement d'émotions qui tourbillonnaient en lui. Il finit par se ressaisir.

— Ils sont morts. Tous, sans exception. Tous les paladins présents. Assassinés.

Son visage avait viré au pourpre. Sa jugulaire gonflée de sang pulsait à travers son cou massif. Hannah hésita, puis posa la question fatidique :

— Votre... mère ?

— Elle a subi le même sort que les autres.

Sur cette note sinistre, il s'éloigna. Avant de quitter la pièce, il lui adressa ces derniers mots :

— Attendez-moi sur les marches, j'en ai que pour quelques minutes.

Le cycle d'Hélios : I. Routine Epsilon [Autoédité]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant