chapitre 1

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  Elle sort discrètement de chez elle afin de ne pas réveiller ses parents. Il est huit heures du matin et le vent marin l'enveloppe, provoquant sur ses bras et ses jambes quelques frissons. Elle enfourche son vélo et emprunte les petites rues de son village pour se réchauffer. Sur le trajet, elle ne croise que des enfants jouant en groupe ou des grand-mères se baladant, penchées pour suivre la courbe des ruelles. Elle trouve cela plutôt amusant de voir la différence d'âge des "réveillés du matin". Elle aime penser que les rues sont les chemins du temps, qu'elle les traverse tous les jours depuis son enfance et qu'ils n'ont jamais changé. Peut-être qu'elle aussi, un jour, deviendra la mamie du coin qui se lève tôt le matin, tout comme elle a été l'enfant qui courait dans les rues.

  Son corps se balance au rythme des roues de son vélo sur les pavés, et elle ne peut s'empêcher de ressentir, à plusieurs reprises, la peur de tomber. Finalement, après les nombreuses descentes qui la séparent d'Elliot, elle arrive enfin devant son portail vert, à moitié recouvert de plantes sauvages. Comme à son habitude, elle l'ouvre et pénètre dans la cour avec sa bécane qu'elle pose contre le mur blanc crépi. En longeant ce mur se trouve la baie vitrée de la maison, déjà ouverte, l'invitant à entrer. La maison est lumineuse, allant des teintes blanches au beige, puis du beige au bois. La décoration est moderne, simple, mais très chaleureuse. Elle a toujours eu l'impression que cet endroit est destiné à accueillir les gens dans le besoin, c'est peut-être pour cela qu'elle s'y sent si bien.
  Dans le salon, les meubles accueillent des cadres ornés de photos de famille, parmi lesquelles celles d'Elliot et d'Amy en vacances à Philadelphie. Elliot a toujours le même sourire, empreint d'honnêteté et de pureté. Alors qu'elle admire ces souvenirs, les bras d'Amy, enlacés autour de son bassin, la surprennent. Elle se retourne pour lui adresser un bonjour et son regard se détache de la petite fille pour croiser celui de sa mère.
  « Nous avons de la visite ! » déclare Selene simplement en s'éloignant avec un sourire en direction de la cuisine.
  Elle n'a jamais vu de familles aussi heureuses que la leur. En parlant de bonheur, le visage illuminé de son ami apparaît dans le salon, accompagné de sa sœur. Amy, pleine de vivacité, rejoint sa mère en s'écriant "Pancakes !", tandis que les deux amis se saluent et se dirigent dans le jardin.
 
  Ils s’installent à l'ombre, autour de la table ronde et blanche située sous un grand olivier. À cet instant, les cigales se taisent, laissant place au murmure du vent et à la voix d'Elliot. Son monologue débute ; il évoque en premier lieu les jeunes du groupe de parole, sans prendre de pauses, trop enthousiaste pour partager ses pensées. Elle essaie de suivre son discours tout en se rappelant les visages correspondant aux prénoms qu'il mentionne. Bien qu'elle ne fasse partie de ce groupe que depuis peu, lui a décidé d'y adhérer il y a environ cinq ans, "sur un coup de tête", comme il le dit souvent. Il n'est pas tout à fait sûr de ce que ces rassemblements lui apportent, mais il aime y exprimer ses opinions et y débattre. Elle est convaincue qu'au fil des années, il a étudié la vie de tous les participants, ce qui explique pourquoi il en sait autant à leur sujet et lui parle de chaque nouvelle découverte qu'il fait.
  De son côté, elle n'a pas eu le choix de se retrouver aux côtés d'Elliot. Ses parents lui en ont parlé, et ne sachant pas réellement en quoi cela consistait, elle a simplement répondu « Pourquoi pas ? ». Désormais, elle se laisse guider par la voix du pasteur et celle des jeunes croyants. Certains se posent les mêmes questions qu'elle sur l'origine de notre existence, le "pourquoi" et le "comment". D'autres sont convaincus de l'existence d'un dieu, tandis que quelques-uns ont été contraints d'assister à ces rassemblements par leur famille. Le pasteur, un homme d'une grande bienveillance et d'ouverture d'esprit, lui a un jour affirmé que sa curiosité est importante et qu'elle doit la développer encore plus, tout en exprimant l'espoir qu'elle puisse un jour rencontrer le dieu qu'il chérit tant. Ce jour-là, elle n'a pas totalement saisi ce qu'il voulait dire.

  Le temps passe et la famille déguste enfin les pancakes. Elliot plante les dents de sa fourchette dans l'un d'eux, qui laisse couler le sirop d'érable le long de sa surface arrachée. Ils sont encore chauds, et la différence de température entre l'intérieur de sa bouche et l'air frais sur sa peau lui procure un léger frisson. Il devient silencieux pendant quelques secondes pour savourer son petit-déjeuner, puis entame un nouveau sujet de discussion. Malheureusement pour lui, sa mère le coupe, respectueusement, pour lui annoncer quelque chose. Elle rit discrètement puis tend l'oreille vers Selene, curieuse d'entendre ce qu'elle va dire.

« Je voulais simplement dire que le ciel sera dégagé ce soir et...
  Amy lui coupe la parole à son tour. Ce n'est qu'une enfant, innocente, naïve et pleine de vie. Ici, elle a appris ce qu'était l'amour et la complicité au sein d'une famille. Alors, elle a rapidement pris l'habitude de taquiner sa mère ou son frère, ou de défendre l'un ou l'autre en cas de conflit. C'est pourquoi elle saute sur l'occasion de tenir tête à sa mère.
  — Tu voulais juste dire ça, Maman ? Tu sais qu'Elli n'aime pas quand on lui coupe la parole pourtant ! dit-elle pour défendre son frère. »
  Elle rit de plus belle, un peu plus fort cette fois, et c'est en croisant le regard d'Elliot, avec son léger sourire en coin, qu'elle comprend que ce dernier va soutenir sa petite sœur, comme lorsqu'on veut faire comprendre à un enfant qu'on est fier de lui. C'est alors avec un ton ironique qu'il se positionne également contre sa mère. Il s'est fait la silencieuse promesse, un soir dans son lit alors qu'il pleurait, de toujours soutenir sa petite sœur, de l'empêcher de ressentir de la solitude comme lui à pu le ressentir un temps.
  « Amy a raison, Maman ! Ne sais-tu pas depuis tout ce temps que je déteste lorsque quelqu'un m'empêche de terminer ma phrase, surtout si c'est pour dire que "le ciel sera dégagé ce soir" ? Ne sais-tu pas, ô chère mère, ce que je fais aux personnes comme toi ? Eh bien, tu sauras, dès aujourd'hui, que je les dévore de la même manière que je dévore ces délicieux pancakes ! Maintenant que tu es au courant, je décide de te laisser la vie sauve. Je remercie néanmoins ma chère petite sœur de m'avoir défendu et de m'avoir rappelé quelles peuvent être les conséquences de tes actes. À présent, je t'autorise à continuer. »
  Il lance un dernier regard complice à Amy avant de se tourner vers Selene afin d'écouter la suite de ses paroles.
  « Je disais donc que le ciel sera, d'après les annonces météorologiques, dégagé ce soir. Je pensais alors te proposer d'emmener nos invités à la plage pour observer les étoiles. Ils arriveront après un long trajet, comme tu le sais déjà, et ce sera l'occasion de se reposer un peu avant de partir à l'aventure comme à votre habitude.
  — Tu as une excellente idée, je leur proposerai dès qu'ils arriveront, répond-t-il tout en se levant de sa chaise pour commencer à débarrasser la table. Ah, et pour information, plus personne ne dit "pour partir à l'aventure" lorsqu'il s'agit de jeunes de 18 ans. Nous ne sommes plus des enfants, ô chère mère ! »
  Selene sourit, et son fils disparaît après avoir déposé un baiser rapide sur sa joue. Elle se tourne alors vers la jeune fille, comprenant qu'elle n'a pas la moindre idée de ce dont ils parlent. Elliot ne lui a pas parlé de ces invités, ce qui est plutôt ironique vu tout ce qu'il peut raconter en quelques secondes ; il ne rate que rarement l'occasion de relater chaque événement de sa vie. Pourtant, elle ne pose pas de questions. Elle ne veut pas paraître indiscrète, bien que la curiosité la ronge de l'intérieur.

  Elle se lève à son tour et prend ce qui reste sur la table pour aider à ranger. Elle vient ici depuis un moment déjà, et n'a plus besoin que quelqu'un lui indique l'emplacement des objets, elle se contente donc de faire comme chez elle. Une fois le rangement terminé, elle se dirige vers la salle de bain, suivie par Amy. Par habitude, elle glisse le tabouret dans l'alignement du lavabo pour qu'Amy monte dessus et atteigne le robinet. La petite presse le pousse-mousse et frotte ses mains avec le savon. Elle fait de même, mais la fillette se rince les mains avant elle et ne se prive pas de l'éclabousser pour se les sécher. Amy rit et part en courant pour échapper aux gouttes d'eau qui glissent le long des poignets de la jeune fille.

  Elle a toujours souhaité avoir une petite sœur. Ressentir une présence féminine autre que celle de sa mère, lui apprendre à grandir, l'aider dans ses choix de vie, lui confier ses secrets et découvrir les siens... Malheureusement, ses parents ne voulaient qu'un seul enfant. Elle exigeait beaucoup de temps et d'attention quand elle était petite, et cela leur suffisait. De plus, sa mère est une femme protectrice, et la présence d'un autre enfant l'aurait probablement rendue folle, selon elle. Sa mère a toujours besoin de poser ses deux yeux sur elle pour s'assurer que tout va bien, qu'elle ne manque de rien. Imaginer deux enfants ou plus dans la maison lui semble impossible. Pourtant, elle n'en est pas triste, Amy lui suffit, tout comme ses deux parents lui suffisent.
Elle ne se plaint pas. Elle sait que certains n'ont pas eu la chance de connaître l'amour de leurs parents…

Blue Wine's FlowerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant