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Shelby
« Tu ne trouves pas que Nina, c'est vraiment un joli prénom ? »
C'est déjà la deuxième fois que Spencer me pose la question en trois jours. Nina, c'est le prénom de sa mère. Joli paradoxe : elle ne l'a jamais connue, connaît tout d'elle. Tout ce que cette dernière a daigné lui confier dans une lettre cachetée et déposée dans son berceau, du moins. La fillette a gagné le droit de la lire en cadeau de son septième anniversaire. Depuis, je crois qu'elle tourne en boucle.
« Marty, par contre, ça ne fait vraiment pas sérieux. »
Marty, c'est son père. Diminutif pour Martin. Pour une raison que je peine encore à comprendre, Spencer le tient pour responsable de tous les maux de la Terre depuis sa création, modulo deux, ou trois, grand maximum.
« Pourquoi faudrait-il que ton père soit sérieux ? », je lance.
Nous avons passé deux heures à la bibliothèque, et je crois que c'était une mauvaise idée, de lui imposer tant de silence d'un coup. La pauvre enfant ne cesse de parler depuis que nous avons traversé la porte. Elle vient de me raconter tout ce qu'elle a appris l'année dernière, matière par matière. Moi, tout ce que j'avais demandé c'était « et si on allait prendre un goûter ? ». En cuisine, une femme lui a tendu une brique de chocolat à boire et puis après m'avoir inspectée brièvement du regard, elle en a attrapé une autre dans le réfrigérateur à mon intention comme si j'avais le même âge, comme si j'en avais tout autant besoin, comme si j'inspirais la pitié. M'en offusquer m'a paru dérisoire.
« Parce que les pères doivent être sérieux, voilà tout » réplique-t-elle tandis que je mordille ma paille en plastique. Une grimace vient tordre son menu visage. « Comme un président, ou un magicien. Tu imagines, s'il venait à un magicien l'envie de faire une blague, au moment où son assistante est coupée en deux ? Oups, j'ai perdu vos jambes ? Non. Les pères doivent être sérieux. »
Je crois qu'au fond, elle lui en veut de ne pas avoir écrit la moindre ligne, sur la fameuse lettre de sa mère. De ne pas même avoir signé.
« Tu ne m'as pas dit que tes parents étaient tous les deux agents des forces de l'ordre ?
— Si.
— Je trouve que c'est un métier très sérieux. »
Ma nouvelle amie de format poche se contente de hausser les épaules, sans même soupeser un instant la possibilité qu'elle puisse se tromper. J'ai compris, inutile d'insister. Ou de lui révéler le fond de ma pensée : son père n'a peut-être pas la moindre idée de son existence.
« Ta mère semblait très amoureuse de lui. »
Ça, je ne sais pas trop ce que c'est, ou pourquoi ça m'a échappé. Comme si cela devait forcément la rassurer, servir de preuve ultime de la bonté de celui qui l'avait enfanté. Pourtant je sais bien que tous les jours, des êtres humains tombent amoureux de pourritures. Et elle ? Vu le regard qu'elle me lance, elle doit s'en douter aussi.
« Bref, peu importe. »
Je pose une main sur sa tête et caresse ses cheveux qui aujourd'hui, virent vraiment à l'orange, comme en phase avec la saison. Nous errons autour du manoir, dans ce jardin aux pelouses géométriques et aux arbres taillés en pointe. Ce jardin immense qui au bout d'un moment, pour moi, devient labyrinthe. Spencer ne perd jamais son chemin, ni ici, au beau milieu de l'automne, ni à l'intérieur, derrière les murs blancs de la gigantesque bâtisse. J'ai toujours mal au cœur quand je pense que de notre vaste monde, elle n'a connu que ça. Un sentiment qui s'estompe en général assez vite, car il y a toujours quelque chose, quelque part, ici, qui l'émerveille, la retourne, ou lui arrache un fou rire. Souvent, ce quelque chose n'est pas grand-chose. À chaque fois, ça me prend par surprise. Et de temps en temps, je me laisse volontiers embarquée dans son drôle de voyage. Alors comme elle, je tombe à la renverse, vaincue par un trop-plein de beauté, ou un trop-plein de bêtise, ou juste un trop-plein de nous.