Soufiane
Je m'engouffre dans l'ascenseur, encore fulminant de colère. Je voudrais hurler, mais l'immeuble est si ancien, les parois si fines, que quelqu'un m'entendrait, c'est sûr. Je voudrais cogner quelque chose, mais l'immeuble est si ancien, les parois si fines, que la porte tomberait sous mes coups, c'est sûr. Parfois je me dis que nous nous porterions tous bien mieux si nous habitions toujours au bord des falaises.
De retour à l'appartement, je m'installe à table à côté d'Erin. Sans un mot ni pour elle, ni pour personne. Je cherche Habibti du regard, en vain. Kevin, assis en face de moi, m'octroie un sourire gêné, gênant, très gênant, qui manque presque de me faire bondir sur mes deux jambes pour m'en aller dès maintenant. Erin saisit ma main et se penche vers moi.
« Tout va bien ? », me demande-t-elle.
Je vois le raz-de-marée d'inquiétude, dans ses yeux, et tout à coup m'aperçois que je ne l'ai pas du tout saluée depuis mon retour de Quantico.
« Très bien », je lui assure avec fermeté. Je baisse la tête vers elle, colle mon front contre le sien, clos les paupières. « Excuse-moi, j'étais absorbé dans mes pensées, je n'ai pas... »
Je me tais, incapable d'aller bien loin. J'ignore pourquoi je l'ai si aisément effacée de mon esprit. Erin est une jeune femme incroyable. Prévenante, fougueuse, brillante. Depuis qu'elle est enfant, elle rêve de devenir écrivain. Vous devriez la voir, quand elle commence à raconter des histoires. Son corps s'agite de spasmes, ses yeux lancent des éclairs, ses doigts se chargent d'électricité. Elle effraie presque autant qu'elle hypnotise.
Je l'apprécie beaucoup.
Pour la troisième fois aujourd'hui – la première, c'était quand Habibti m'a annoncé avoir été demandée en mariage, la deuxième, quand Asher a débarqué défiguré à l'appartement – je me sens dépassé par les évènements. Moi qui destine ma vie entière à gérer les situations de crise. J'espère qu'ils m'apprendront, à Quantico. À respirer au bon moment. À calmer les pulsations. À faire les bons choix. Car il me semble soudain, en effet, avoir commis une erreur monumentale, avec Habibti. Plus je serre la main d'Erin et moins j'en doute.
Pourtant chaque regard lancé en direction de Kevin me retourne l'estomac. N'est-il pas pathétique, lui aussi ? À jouer avec son verre de vin, les yeux dans le vague, incapable de tenir une conversation, incapable de rien sinon de laisser notre embarras se répandre tout autour de nous, jusqu'à assombrir notre ciel tel un monstrueux nuage noir ? Pathétique, oui, Kevin Quelquesoitsonnom est pathétique. Presque aussi largué qu'Asher Jerome Jefousmavieenlair Keely.
***
21 Juin 2017
Soufiane
Un casque sur les oreilles, je parcours l'appartement d'un bout à l'autre, un manuel de droit sous les yeux. Personne n'est là pour m'entendre rapper mes cours sur une piste instrumentale de D12 et c'est dommage, car je me débrouille bien. Habibti et Paula sont sorties fêter le début de l'été. Fêter le début de l'été. C'est la première fois que j'entendais ça. Une idée de Paul, évidemment. Je les revois encore se moquer, quand je leur ai expliqué qu'il fallait vraiment que je révise. « Pourquoi t'obstines-tu à vouloir obtenir ton diplôme en deux ans au lieu de quatre ? » m'a demandé Habibti pour la énième fois. Je ne sais pas. Je me sens pressé par le temps, voilà tout. Elle m'a prêté un roman, une fois, – Habibti me prête sans arrêt des romans – qui contient un passage qui a toujours fait forte impression sur moi :
one of these days, you're going to have to find out where you want to go; and then you've got to start going there; but immediately; you can't afford to lose a minute. [1]
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