Prologue

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J'ignore pourquoi nous nous sommes séparés. J'imagine que quelque part, c'était inévitable. Que tout se termine toujours de cette façon et qu'il serait stupide de vouloir lutter contre. Oui. Sûrement. Le truc, c'est que si vous me connaissiez au moins un tout petit peu, juste un tout petit peu, si vous aviez passé ne serait-ce que quelques minutes en ma joyeuse compagnie, vous sauriez que je suis stupide. Bien sûr, que je l'ai vu venir.

Et bien sûr, que j'ai lutté contre.

Mais comme d'habitude, je raconte n'importe quoi : j'ai beau m'efforcer de l'oublier – parfois au point de m'emmêler les pinceaux dans mes propres souvenirs –, je sais très bien pourquoi nos chemins se sont séparés. Tout le monde le sait. Ce qu'il m'est impossible d'expliquer en détail, c'est le comment. Et au fond, est-ce si important ? Comprendre par quels mécanismes tordus nous en sommes arrivés là rendrait-il le sol sur lequel je me tiens un peu plus solide ? L'air ambiant, un peu plus respirable ? Je ne crois pas. Je crois que puisque les choses sont ainsi alors il faut les accepter, point. Avancer quitte à tituber.

Il m'arrive de les revoir.

De les apercevoir, plutôt ; et à chaque fois, c'est pareil, à chaque fois, bon sang. C'est quoi, déjà, cette citation d'Edith Wharton ? « Each time, you happen to me all over again » ? Eh bien, c'est ça. Exactement ça. Ça fonctionne avec n'importe lequel d'entre eux, ce qui est génial, et atroce, surtout atroce, mais néanmoins génial. Chacune de nos presque-rencontres m'envoie une espèce de décharge électrique, impitoyable, qui me secoue des orteils aux cheveux et me rappelle que je suis toujours en vie et à quel point nous étions heureux, avant, avant le drame, avant cette fameuse soirée, heureux comme jamais plus nous ne le serions ensuite. Ça, nous ne pouvions pas le deviner. Mieux vaut ne pas le savoir, d'ailleurs. N'est-ce pas ? Ouais. Mieux vaut se convaincre en permanence que la suite sera encore plus belle, mieux vaut se convaincre de tout un tas de mensonges, puisque telle est l'unique façon de survivre.

Mais bref. Comme souvent, je divague.

Pour ne plus y penser. D'ailleurs si vous me le permettez, j'aimerais marquer une courte pause – cinq minutes, pas plus, promis – pour me souvenir plutôt des Vingt Glorieux : ces vingt mois durant lesquels nous avons été immortels, et magnifiques, et bêtement euphoriques. Vingt et un, en réalité, mais vingt, ça sonne mieux. Quand je vois ce qu'on est devenus, j'en regretterais presque les levers aux aurores, les cours interminables, les uniformes qui grattent, les cravates qui étouffent, le vent qui hurle et la pluie battante, constante, glacée en hiver, douce et agréable en été. En fait, je crois bien que nous n'avons pas connu un seul jour pluvieux, pendant les Vingt Glorieux. Un record pour l'Irlande ; ou juste une fantaisie de mon esprit.

Ah, ce qu'on était beaux, à l'orphelinat, ce qu'on était doués. On irradiait de potentiel, on brillait de mille feux – je vous jure, on nous voyait depuis le ciel. On n'avait rien et c'est fou, on n'avait guère besoin d'autre chose. On n'avait rien et c'est bête, on s'est tout de même débrouillés pour tout perdre. Longtemps j'ai souhaité m'en aller, quitter l'école, voir du pays, longtemps j'ai rêvé d'aventures, fantasmé le monde, enjolivé l'avenir ; aujourd'hui je sais qu'on aurait mieux fait de finir nos vies sur nos chères et tendres falaises. Car depuis, rien n'est plus pareil. Et je radote, je sais, et c'est de ma faute, je le sais aussi. Tiens, vous aviez déjà remarqué que lorsque nos lèvres affirment « sans doute », la plupart du temps, on veut en fait dire « peut-être » ? Esquivant avec agilité cet absolu qui terrifie ? C'est drôle, quand on y songe. Mais cela ne s'applique pas ici : les doutes, je les trimballe par piles, à bout de bras, à ne plus voir où je mets les pieds, parfois. Au-dessus de cette vérité-, par contre, impossible d'en laisser planer aucun, pas même un minuscule.

C'est de ma faute.

Voilà, c'est dit. Nous nous sommes séparés par ma faute. Pourtant, je les ai tous aimés. Il faut me croire, vraiment. Je les ai tous tellement aimés.

Je les aime tous encore.


VeronicaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant