Chapitre 1 : Gimme Shelter - 1/2

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Lundi 8 septembre 2014, 21h36

Veronica

Le portail grince et pour une raison étrange, ça me rassure. Rien, autour de moi, n'augure pourtant de bons présages. C'est une froide nuit de septembre, le genre qui annonce l'hiver alors que personne n'a encore fait le deuil de ces soirées d'été qui s'étirent à l'infini et nous persuadent à tort que rien ne se terminera jamais. De monstrueux nuages enveloppent la lune comme s'ils tentaient de la séquestrer, de l'étouffer, comme s'ils n'allaient jamais nous la rendre. La pelouse est humide, de l'eau s'infiltre déjà dans mes chaussures. Et mes lunettes m'écrasent le nez, aujourd'hui, ce qui d'ordinaire n'arrive jamais ; à croire qu'elles sont soudain devenues plus lourdes.

Tout est devenu plus lourd. Je viens de perdre mes parents. Tous les deux, la même soirée. Un truc invraisemblable, complètement dingue, comme gagner à la loterie, mais tout l'inverse. Peut-être que c'est pour ça, d'ailleurs, que mon corps est moins robuste, peut-être y a-t-il une explication chimique, là-dessous, une histoire d'atomes qui se désagrègent suite à un choc radioactif avant de se réassembler en panique pour générer une nouvelle enveloppe en apparence identique, mais nettement moins solide. Je ne sais pas, je n'ai jamais été douée en sciences. Tout ce que je sais, c'est que lorsque je retirerai mes lunettes, tout à l'heure, ma peau sera marquée de son poids au fer rouge. Te voilà orpheline, Veronica. Te voilà dotée d'une cicatrice. Comme Harry Potter ; sans baguette magique.

Je sens monter une vague, un sanglot, et serre mes lèvres tremblantes pour lui faire barrage.

Le portail grince. Un bruit affreux qui enfin met un terme au silence. Depuis que l'on m'a annoncé la mort de mes parents, je n'ai plus connu que ça. Le silence. Les gens ne parviennent plus à tenir la moindre conversation avec moi. Ils s'arrêtent après la dernière syllabe du mot « condoléances » comme s'il était trop long, trop pesant, comme si leurs lèvres avaient besoin de répit, comme si personne n'avait rédigé la suite de leur texte. Après tout, que sommes-nous réellement supposés ajouter, juste après « je suis désolé, toutes mes condoléances » ? Personne ne le sait ; alors tout le monde se tait. Et ensuite, tout le monde s'en va. Enfin, presque tout le monde. Il y a bien quelqu'un qui a parlé plus longtemps que les autres : celui qui m'a extirpée du film muet qu'était devenue ma vie et qui se tient à mes côtés, à l'heure actuelle. Monsieur Douglas. Je crois que nous sommes censés l'appeler Sir, Sir Douglas.

C'est un homme aux cheveux grisonnants et au sourire lointain, comme destiné au passé. Son visage en ruines tient davantage du Colisée que de Tchernobyl. Il me semble deviner qu'un jour il a connu le chagrin, et qu'alors sans prévenir, sans comprendre, très vite il s'est réveillé vieux. C'est lui qui a sonné à ma porte, pour m'annoncer que conformément à la volonté de mes défunts parents, et en accord avec les critères d'admission de l'établissement, j'allais être transférée dans les plus brefs délais à l'Internat pour Orphelins à Haut Potentiel, situé à une poignée de kilomètres des falaises de Moher. C'est lui qui fait grincer le portail. Et qui, à présent, m'invite à braver les bourrasques irlandaises, la pelouse trempée, l'obscurité, pour pénétrer dans ce lieu dont je ne sais pas grand-chose et qui sera ma nouvelle maison pour les deux années à venir.

J'hésite à entrer.

Les nuages ne nous pas encore rendu la lune. Je commence à croire qu'ils vont vraiment la garder. Commence à croire que mes parents se sont fourvoyés, que c'était une erreur, de m'envoyer ici. Pour autant que je sache, mes parents n'ont jamais foulé ce sol. N'ont jamais quitté leur Australie natale sauf une fois, pour leur voyage de noces. En Espagne. Mes genoux vacillent. Je plisse les yeux pour tenter de discerner les contours du manoir dans cette nuit sans astre, mais tout ce que j'aperçois, c'est une masse sombre qui avec ce vent semble presque bouger, semble presque vivante, semble prête à avaler tout ce qui oserait l'approcher. J'ai du mal à contenir mes angoisses. Ne parviens pas à me débarrasser de cette impression qu'en allant de l'avant, je me jetterai tout droit dans un horrible piège.

VeronicaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant