Les racines d'une histoire

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Dans un lointain royaume poussait un arbre. Un arbre singulier, esseulé et scindé en deux. Il était imposant à tout point de vue. Ses branches basses pouvaient vous griffer le visage tandis que celles les plus hautes empêchaient toute lumière de filtrer en abondance. Quant aux racines, elles donnaient la sensation de créer des reliefs en courbes et contre-courbes, comme de l'eau qui viendrait se concentrer en un point précis. Il était impossible pour un humain lambda de voir derrière les racines, il lui fallait grimper le bois épais pour se hisser et embrasser l'horizon.

En parlant du bois d'une solidité impressionnante, bien des bûcherons rentrèrent bredouilles en tentant d'abattre « Le Géant ». Un surnom bien mérité, car l'arbre surplombait un petit village et que ses feuillages touffus offraient un ballet aérien de grande beauté en automne.

Dans ce petit village vivait une fillette : Héloïse. Elle observait d'un œil qui se voulait expert l'arbre-réceptacle de toutes les admirations. Elle lui trouvait un air triste :

— Triste, répéta sa mère occupait à filer la laine sous l'attention d'un vieil homme courbé, aussi creusé que l'écorce d'un arbre.

— Il est tout seul, appuya la petite fille en guise d'explication.

En s'approchant de sa mère, Héloïse laissa flotter son parfum de groseilles tandis que ses boucles dorées jouèrent avec la brise. Elle aimait observer sa mère filer avec rapidité, le mouvement lui faisait penser à de la magie, celle de l'honorable Mama, la matriarche du village.

Distraite, la mère lui répondit :

— Je ne crois pas qu'il soit seul, vois comme il est scindé en deux, c'est comme s'ils étaient ensemble, réunis.

Devant la moue dubitative de sa fille, elle se précipita d'ajouter :

— L'arbre est le terrain de jeux d'écureuils et d'oiseaux, sans oublier les hérissons ou les insectes... Il n'est pas réellement solitaire.

— Ils n'ont pas besoin de compagnie, coupa le vieil homme. En revanche, le village réclame de la laine pour passer l'hiver. Et si tu en discutais avec ta grand-mère, elle voulait rejoindre l'arbre pour cueillir des baies.

Grand-mère aidait son fils à la confection de pains et de gâteaux, grand-père, lui, se chargeait de transmettre son savoir à la mère d'Héloïse. Il prenait très à cœur son rôle et la fillette venait à passer plus de temps auprès de son père et de sa grand-mère. Toutefois, elle n'était pas triste, ça lui faisait plaisir d'approcher l'arbre et sa grand-mère lui contait des histoires fascinantes au sujet de la nature.

Héloïse retrouva sa grand-mère à la boulangerie avant de quitter les lieux en direction du « Géant ». Elle aimait le découvrir, en faire le tour, suivre le dédale des racines et rire de la mine déconfite des bûcherons. Aujourd'hui, Héloïse se demandait si son aînée avait une explication, quelque chose qui satisferait sa curiosité habituelle.

— Tu ne le trouves pas triste cet arbre, mamie ?

— Il est fascinant, éluda-t-elle. Triste, majestueux, merveilleux, bizarre, agaçant, on lui a donné tant de caractéristiques au fil du temps...

Héloïse ramassa quelques baies pour les déposer dans le panier, puis revint à la charge :

— Il est là depuis très longtemps ?

— Il était déjà là du temps de ma propre grand-mère.

Ce qui revenait à dire depuis des millénaires pour la fillette. Elle fut un peu déçue, on murmurait un pacte diabolique pour justifier ce visage gravé dans la montagne en contrebas. On invoquait un petit peuple invisible ou des humains à l'apparence animale pour la disparition d'enfants. On parlait d'une romance brisée entre une sirène et un chevalier pour la présence de cette épée plantée au fond de l'étang. Mais cet arbre si particulier n'aurait aucune histoire ? Existait-il des objets, des éléments dans le monde sans passé, c'était inenvisageable pour Héloïse que cette simple pensée plongeât dans un profond mutisme.

— Néanmoins, il serait possible que Mama ait une autre réponse, laissa entendre la grand-mère.

Héloïse retrouva un peu de sa gaieté enfantine, elle s'acquitta de sa tâche avec exemplarité afin d'avoir l'accord de ses parents. Elle voulait rendre visite à Mama après le goûter et c'est sa mère qui la conduisit vers la petite chaumière légèrement excentrée du village où s'échappaient des vapeurs violacées et rougeoyantes.

— Ah, mais qu'avons-nous là ? s'enthousiasma la magicienne. Une petite fille qui cherche une histoire, un brin d'imagination pour une future artiste ?

Mama lui proposa de s'installer, puis elle se pencha vers la mère :

— Tu peux rester Marianne, sauf si ton beau-père a encore besoin de toi !

Mama impressionnait Héloïse, elle savait tout, comme si elle lisait dans les pensées. La mère prit place à son tour et se servit du thé. Elle aussi désirait connaître la vérité.

— La vérité ? ricana Mama en buvant sa tasse. La vérité c'est qu'un arbre naît d'une graine. Il n'existe aucune magie là-dedans. Cependant, un vieux sorcier m'a conté une curieuse histoire sur cet arbre. Si la petite veut une nouvelle fois écouter et améliorer cette version, je la lui cède volontiers. J'avais bien aimé son récit sur le rocher, très amusant...

« Un soir de pluie, vint une silhouette masquée par des vêtements amples et une capuche très profonde. Seule la voix trahissait la féminité du curieux visiteur. Il était impossible de savoir de quelle confrérie elle venait, la toge ne donnait aucune indication à ce sujet. La femme était pressée, apeurée. Elle martelait qu'on la poursuivait à cause d'un pacte, d'une magie incontrôlable et issue d'une vieille malédiction familiale. Elle affirmait qu'un émissaire à l'origine inconnue venait sans relâche les narguer elle et son compagnon, un chevalier. Elle baragouina qu'il était déserteur, un orphelin curieux... Le récit était incohérent, truffé d'éléments sciemment passés sous silence. Mon ami sorcier jugea l'ensemble plutôt louche. Il refusa tout net de l'aider, mais rongé par les doutes et trop curieux, il s'élança finalement derrière elle. La pluie tombait dru, on voyait à peine devant soi, des cris s'entendaient au loin, des coups aussi. Le sorcier poursuivit sa route, mais il finit par se perdre, il avait perdu la trace de la femme. Il erra longtemps avant de retrouver un semblant de route, ce tronçon, il le connaissait et il menait à la colline. Et s'il avait pu suivre le chemin, c'était à cause d'une vive lumière issue de la magie aquatique. Le sorcier m'a soutenu que l'arbre était là alors qu'il n'y était pas la veille. Pour lui, la colline aurait été victime d'un enchantement, il s'agirait d'une incantation instable ayant mal tourné... c'est qu'on ne rigole pas avec les sortilèges élémentaires. Pour lui, il voit clairement la femme, le chevalier à travers cet arbre. »

— C'est tout ce que je sais petite, termina Mama d'un ton désolé. Il n'est pas rare que nous tombions sur des individus trop rongés par la folie ou la boisson. Les propos sont incohérents et ce sorcier n'est pas exempt d'avoir menti ou enjolivé pour se donner de l'importance ; il ne serait pas le premier.

Héloïse hocha la tête, songeuse. Tout au fond d'elle, son cœur s'emballait, son imaginaire lui faisait faire des liens inespérés. Et tant pis que la réalité soit dépourvue de magie, tant pis si l'arbre était né d'une graine. Héloïse se demandait si toutes ces histoires, de rocher, d'épée dans l'étang, d'arbre enchanté étaient liées ?

Texte : 2018

Constellations d'histoires (OS)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant