Journal d'un libraire de nuit #5

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Fraicheur et pluie ont enfin fait leur retour sur notre Plat Pays. Les nuits carolos, humides et piquantes, ont comme un parfum d'automne, déjà. J'aime la pluie, j'aime la drache. J'aime quand les gouttes martèlent ma vitrine, quand les caniveaux se changent en ruts glougloutant, quand la ruelle pentue qui borde ma boutique sur la droite prend les allures d'un torrent où voguent les déchets du jour. J'aime les odeurs du quartier mouillé quand ça s'arrête ainsi que l'étrange silence qui suit un de ces minis déluges. On dirait que la rue reprend alors son souffle après une plongée trop longue. Les toits perdent encore quelques gouttes, les chats sautillent pour éviter les flaques et les pavés brillent sous les lampadaires. Dans la librairie, derrière mon comptoir je me renverse alors dans mon siège, soupirant d'aise, bien au sec, serrant ma tasse de café entre mes mains. J'attends le mauvais temps suivant qui me rend agréablement mélancolique. Je rêve à des poésies mouillées qui parlent de talons qui claquent dans les rues frigorifiées et de secrets murmurés sous les aubettes de places désertes...

J'ai terminé la semaine passée en vous parlant d'une commande spéciale que je devais finaliser. Et il me semble que malgré le côté triste de l'histoire, cela vaut la peine de vous la raconter. La veille, aux alentours de 2h du matin, une femme que je n'avais encore jamais vue est entrée. Pas bien grande, tout de sombre vêtue, elle portait d'énorme lunette rondes cerclées d'un métal doré. Ses lèvres étaient charnues et retenaient toutes mon attention. Lorsqu'elle les entrouvrit justement pour s'adresser à moi et que je la fixai alors dans les yeux, je me rendis compte seulement de la tristesse peinte sur son visage. Une tristesse profonde et bouleversante, une de celle que l'on ressent à la perte d'un être cher.

A peine eut-elle prononcé quelques mots que déjà les larmes lui montaient aux yeux. Entre deux sanglots qu'elle tentait de maitriser au mieux. Elle me demanda si j'avais des La Pléiade en rayon. Je lui répondis que non mais que je pouvais facilement les lui commander. Je n'ai de ces bouquins que très rarement en stock car vu leur prix, ils me resteraient la plupart du temps sur les bras. Pour ceux/celles d'entre vous qui ne le sauraient pas, cette collection propose des livres de « grands » auteurs dans une édition de luxe. Papier fin et agréable au touché, reliure de cuir avec dorure et tout le tralala. C'est beau mais ça coute carrément un bras. J'en ai quelques-uns dans ma propre bibliothèque mais je n'en vends jamais. Or, cette dame me demanda d'en commander dix : de Céline, de Kafka et de Genet. Le tout, en double exemplaires. Je pris note en tentant de masquer mon étonnement. Puis je lui proposais un mouchoir. Elle le prit pour s'essuyer les yeux sous ses lunettes. Elle souffla longuement. Regarda autour d'elle en essayant sans doute de penser à autre chose. Votre librairie est agréable, dit-elle. C'est beau les livres la nuit. Mon compagnon aurait aimé cet endroit. Sur quoi, elle refondit en larme et s'appuya des deux mains sur le comptoir.

Je suis allé servir deux cafés avant de glisser une des tasses devant elle. Au bout d'une minute, elle l'a saisi, me remercia et en but une longue gorgée malgré la chaleur du liquide. Elle s'assis sur un des tabourets qui trainent toujours près de la caisse et me confia ce qui suit à voix basse. Son compagnon est décédé d'un cancer il y a tout juste une semaine. Il allait avoir 40 ans. Sa maladie a eu des hauts et beaucoup de bas. Se sachant condamné, il a lui avait demandé, à elle, une seule chose. D'acheter ces livres à sa place et de les offrir à ses enfants encore en bas âge. En guise de souvenir, avait-il dit, pour qu'ils gardent quelque chose de moi, de la bonne littérature. Ma préférée.

Cette histoire me pris au ventre. D'autant plus que ces titres font aussi partie de mes favoris. Après un stupide « je suis désolé », j'allai rapidement m'occuper d'un autre client qui venait d'entrer. Invitant la dame à prendre tout son temps. Mais malgré ma hâte, elle parti avant que j'en ai terminé. Je vous ai laissé mon numéro dit-elle, vous serez gentil de m'envoyer un sms lorsque ma commande sera arrivée. Et elle disparu dans la nuit. J'ai passé le reste de la nuit à relire des morceaux de Mort-à-Crédit.

Heureusement pour moi, le reste de la semaine fût moins tragique. Jeudi, la fille du restaurant chinois est repassée à la boutique. Elle venait de terminer Le petit copain de Donna Tartt et voulait lire autre chose. Elle m'a dit avoir adoré le livre et l'avoir dévoré. Elle a aussi insisté sur le fait que cette fois, elle paierait son livre. On a discuté un peu de ses goûts et de ses envies du moment. J'ai appris qu'elle étudiait effectivement la littérature (allemande principalement), qu'elle s'appelle Mey et qu'elle n'ose pas dire à sa mère qu'elle ne reprendra jamais son commerce. Au final, pas grand-chose sur ses goûts. Mais partant du principe que ces études devaient l'avoir rodé aux classiques et qu'elle en connaissait sans doute autant que moi, voir plus, sur les bouquins made in Germany, je décidai de lui proposer une bizarrerie : d'Italo Calvino. Elle le feuilleta et aperçu très vite les illustrations représentant des cartes de tarot. Je lui expliquai alors que Calvino avait l'art de trouver des idées géniales. Dans ce tome, il imagine un système pour raconter des histoires, les vies de ses personnages en l'occurrence, en se basant sur le tirage des lames. Original, diablement bien écrit et totalement inattendu. Elle me remercia, paya et traversa la rue pour rentrer au restaurant.

Un peu plus tard dans la nuit, je décidai de passer un vinyle que j'ai acheté sur un coup de tête : d'Amebix. C'est un groupe de punk hardcore anglais des années 80. Pas forcément un genre que j'affectionne particulièrement mais cette chanson à un côté primitif que j'adore. De plus la pochette du 45 tours est magnifique. On y voit comme une créature immense assise sur un trône monolithique par-dessus un paysage blanc. Cette nuit-là faisant fit du voisinage (ce que je ne fais jamais) je fis résonner les accords à plein volume alors que la pluie se remettait à tomber. Dans l'encadrement de la porte ouverte, je laissai voler vers le ciel la fumée épaisse d'un tabac nicaraguayen dont je tirai de longues bouffées en attendant l'hiver annoncé par un punk anglais déglingué.

Bonne nuit à tous/toutes. Une fois de plus, n'hésitez pas à envoyer ceci à qui ça pourrait plaire et à me poser toutes les questions que vous voulez.

Votre libraire de nuit

Journal d'un libraire de nuit [archives]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant