Semaine #3

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Septembre, fin des vacances. Rentrée des classes. Je me souviens des miennes, à chaque fois un calvaire. Je ne voudrais plus être un gamin qui rentre à l'école. Par vengeance peut-être (contre ceux qui n'attendaient que ça avec leur cartable rutilant) et pour coller à l'époque certainement, j'ai décidé de consacrer ma table thématique du mois aux bambins. Mais pas n'importe lesquels et pas n'importe comment (pensez !). Pour avoir voix au chapitre, chaque titre doit : mettre en scène un jeune héro qui en bave vraiment ET être destiné à un publique adulte (ambiance poisseuse et/ou thème particulier).

J'ai donc fait fi des livres pour ados (avec héro ado) dont certains sont pourtant très très bons. Notamment la saga de L'apprenti Épouvanteur de Delaney dont le premier tome est une véritable merveille de fantasy dans un lieu qui rappelle fortement notre Pays-Noir et la trilogie Les étranges sœur Wilcox de Fabrice Colin qui m'ont transporté dans un Londre victorien et magique d'une saveur incomparable. Pour ne citer que ceux-là.

Non non non Madame, Monsieur, pour ma sélection et pour tout ce que les deux miens m'ont fait subir pendant presque deux mois, il fallait que nos mini-héros en prennent littéralement pour leur grade. De plus, et comme toujours, je tiens à ce que les titres de mes rayons reflètent mes propres goûts, il fallait donc qu'il y ai « de la mâche ». Ainsi... s'étalent sur la table centrale et pour un mois complet :

- La douane volante de François Place

- Le liseur de Bernhard Schlink

- Le petit copain de Donna Tartt

- Mort à crédit de Céline, surtout l'édition intégralement illustrée par Tardi

- Tattoo de Earl Thompson

Pour rappel, je ne cherche pas à multiplier les titres. Partant du principe, qu'un bon lecteur actif lira entre trois et cinq livres par mois, si ma sélection peut déjà lui en offrir deux, cela me semble déjà bien. J'ai décoré la table avec une bonne centaine de bouton dépareillés, offerts gracieusement par une amie complètement fan du classique (mais niai au possible) de Louis Pergaud : La guerre des boutons. Je vous détaillerai ces cinq titres durant le mois (pas tout d'un coup).

La librairie n'est pas ouverte depuis bien longtemps (il faudra d'ailleurs que je vous raconte les tous débuts un jour ou l'autre) mais, je commence déjà à avoir quelques habitués. Ce qui d'ailleurs est à la fois rassurant et motivant car cela veut dire que je suis dans le bon (j'ose le penser en tous cas).

Bref, lundi, vers 1h du matin, l'un d'entre eux entre dans la boutique. Un type, la cinquantaine, veston/chemise et basquettes, barbe de deux jours et cheveux mi-longs. Bel exemplaire du papa d'ados qui sait s'entretenir. Le courant est directement passé entre nous car lors de sa toute première venue, il cherchait des Bd de Tardi. Hors, Tardi est l'un de mes dessinateurs préférés, l'un des rares auteurs de BD franco-belge que j'adore (pour le reste c'est un « genre » qui me fait royalement chier). Cela doit tenir à son trait qui rappelle les mangas anciens et à la noirceur de son œuvre. Mais aussi à cette sensibilité très particulière qui la traverse, sans parler des thèmes abordés. Ceci étant, mon habitué avait déjà tout ce qu'on trouve le plus facilement : C'était la guerre des tranchées (une merveille à dévorer absolument), quelques Adèle Blanc-Sec (plus dispensables), le Cri du peuple et une poignée d'autres « classique ». Jubilant d'avance de l'effet que je savais que j'allais produire, je me dirigeai donc vers mon rayon BD pour en tirer sans même y regarder deux chefs-d 'œuvres inclassables du sieur Tardi : La véritable histoire du soldat inconnu/La bascule à Charlot et Ici même. Je ne vous dirai rien sur ces deux titres, osez, trouvez-les ! Mon client voulu les feuilleter, je posai prestement ma main sur la couverture. Tss Tss, fige. Emportez-les, vous me les payerez uniquement si vous les avez aimés. Il me regarda quelque peu interloqué mais joua le jeu. Nous discutâmes encore un peu puis il sortit, emportant les deux BD sous son bras. J'étais presque sûr qu'il reviendrait rapidement, je ne m'étais pas trompé.

Ce lundi, il tourna quelques minutes autour de la table thématique après m'avoir salué. Je savais d'avance ce qu'il ferait, je ne lui proposai donc pas de l'aider mais gardai par contre un œil sur sa réaction. Elle vint rapidement lorsqu'il posa les yeux sur l'édition de Mort à Crédit illustrée par Tardi. Ce livre, qui compte sans doute parmi mes préférés (je vous ferai un jour mon top10) raconte l'enfance de Louis Ferdinand Céline par lui-même. On y découvre ses jeunes années au passage Choiseul à Paris où sa mère fait vivoter une boutique de mode, passée de mode justement. Puis on suit le jeune Céline dans un pensionnat anglais sordide habité par une cour de dégénérés manipulateurs avant de regagner Paris pour ces quelques années comme assistant éditeur au service d'une véritable crapule qui finira retranché dans une fermette où il tente de faire pousser des légumes à grand renfort d'arcs électrique. C'est d'une noirceur sans fond, c'est lourd, sale et bouleversant mais toujours baigné dans cette sorte de poésie de la crasse, cynique au possible que Céline manie si bien dans ce langage parlé d'avant-garde qui fera sa touche assassine. Imaginez-vous maintenant, ce programme servit par le dessin de Tardi et vous aurez une toute petite idée de ce que réserve ce monument graphique édité dans la collection Futuropolis de Gallimard.

Se rappelant sans doute mon tout premier conseil, il ne le feuilleta pas, s'approcha de la caisse et se contenta de me sourire en payant son achat. C'est le genre de chose qui fait vraiment plaisir. Savoir qu'on a fait mouche et que quelqu'un vivra quelques heures de plaisir de lecture véritable grâce à vous.

Mercredi, je suis passé chez le traiteur chinois installé de l'autre côté de la route juste avant d'ouvrir boutique. Il ferme vers 22h-22h30, c'est parfait pour moi et son canard laqué vaut franchement le détour. Je ne sais pas comment s'appelle la patronne mais elle m'appelle « le Mr. des livres pour un numéro 89 ». Exacte Madame, je vends des bouquins et déteste le changement. Comme je commande chez eux très souvent, je joui à présent de ce privilège de ne plus devoir attendre sur place que le cuisto prépare mon plat. La patronne m'envoie sa plus vieille fille qui traverse elle-même la rue pour me le livrer tout chaud. Ça me gêne un peu mais elles ont insisté et attendre n'est pas vraiment mon truc. Cette nuit-là, contrairement à son habitude, la fille ne repartit pas aussitôt. Elle s'arrêta à droite de la table thématique et pencha la tête. Je ne sais pas pourquoi, elle semblait ne pas oser toucher aux livres. Je la voyais se contorsionner d'un côté puis de l'autre pour lire les titres mais ses mains restaient croisées et comme collées dans son dos. Je me suis alors approché sans avoir touché à mon canard laqué qui répandait son irrésistible parfum aigre-doux dans toute la librairie. Je lui ai proposé de l'aider mais elle s'excusa et me dit qu'elle ne faisait que regarder. Je pris alors un exemplaire de Le petit copain de Tartt juste sous son nez et le lui tendit. Tenez, dis-je, c'est pour la livraison. Elle voulut refuser mais j'insistai suffisamment pour qu'elle consentit à le prendre et l'emporter avec elle. Je ne pouvais pas deviner ce qu'elle cherchait évidemment (ne la connaissant qu'à travers son menu imprimé sur papier saumon) mais mon intuition me disait que se livre ne manquerai pas de l'étonner à tout le moins. C'est une jeune femme d'une vingtaine d'année, habillée avec goût et qui, il me semble, suit des études de littérature. Elle saurait apprécier cette histoire d'une petite fille qui part à la recherche de l'assassin de son frère retrouvé pendu dans le deep south des États-Unis. Ca tire les larmes mais c'est superbement ficelé.

Un peu plus tard cette nuit-là, j'ai reçu la visite d'une connaissance que je ne vois presque jamais mais avec qui j'échange sur le net, d'écriture principalement. V. me reconnu la première et commença la papote en louchant sur mes rayonnages. En plus d'écrire, elle adore bouquiner. On parla un peu de ses textes, de ma boutique et de bouquins évidemment. Durant la conversation, elle en vint à me poser une question qui vous intéressera peut-être... Que fais-tu durant toutes ces nuits lorsqu'il n'y a personne ? À quoi occupes-tu ton temps ? En fait, la réponse est plutôt simple : je contrôle et range les livraisons, je zieutes les nouveautés chez les éditeurs que j'aime bien, j'écoute pas mal de musique et je fais le ménage. Parfois, je rédige aussi l'un ou l'autre texte, des commandes ou des projets personnels. Voilà. Comme un libraire de jour j'imagine. Quand V. fut partie avec un exemplaire de Les soliloques du pauvre de Jehan Rictus, je mis un disque sur la platine. J'avais envie de quelque chose de bien bargeot pour traverser la nuit. Je choisi donc Trout Mask Replica de Captain Beefheart.

J'en reste là pour ce soir. N'hésitez vraiment pas à m'envoyer toutes les questions qui vous passeraient par la tête et à inviter l'une ou l'autre de vos connaissances à rejoindre cette liste dédiée aux lecteurs de nuit. 

Journal d'un libraire de nuit [archives]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant