Semaine#1

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Il est 2h du matin, je jette un œil par la fenêtre, il pleut des cordes, une belle grosse drache comme on dit chez nous. Ça me fait penser aux paroles de cette chanson d'Allain Leprest que j'aime tant Il pleut sur la mer :


« Il pleut sur la mer et ça sert à rienQu'à noyer debout le gardien du phareLe phare y a beau temps qu'il a plus d'gardienTout est électrique il peut bien pleuvoirAujourd'hui dimancheSur la Manche »


Si le bougre, ressuscité, débarquait à l'instant dans la boutique, je lui offrirais volontiers tous les livres qu'il pourrait embarquer en un seul voyage contre une version improvisée dans laquelle il échangerait la Manche contre la Sambre. Vous imaginez ? Le ciel bouleversé, pleurerait encore plus fort. J'ai son bouquin Chants du soir en rayon. Un petit tome de 133 pages plein de poésies grises délicieuses à lire, tout spécialement quand il pleut mais à laquelle manque évidemment cette voix grave, rocailleuse et ho combien prenante de AL. On peut toujours tenter de se l'imaginer en train d'interpréter chacun des textes mais il est des choses que même l'imagination la plus puissante ne peut remplacer. Le timbre de Leprest en fait assurément partie. Bon, trêve de poésie 😊.


Vous l'aurez compris, nous sommes dimanche et je ne peux pas dire que l'on se presse sous mon enseigne cette nuit. Le temps digne d'un automne belge alors que nous sommes début Aout, y fait pour beaucoup. Je ne m'inquiète pas. On pourrait penser que les grandes vacances videraient le quartier de ses habitués mais, d'une part, ici, les gens ne voyagent pas et, d'autre part, même si c'était le cas, ma clientèle n'est pas composée de ceux et celles-là qui ont le plus la bougeotte. Offrirait-on encore des billets d'avions gratuits que ça ne changerait pas grand-chose à mes affaires.

Il est vrai par contre, qu'on me demande un peu plus souvent des récits de voyages. Ce n'est pas parce que le corps ne bouge pas que l'esprit n'a pas envie de voyager. Que propose-je en pareils cas ? Cela dépend toujours de mon interlocuteur évidemment. Mais lorsqu'on me laisse le champ libre, voici trois titres que je recommande habituellement :


Le grand partout de William T. Vollmann qui nous emmène sur les traces des hobos, ces voyageurs marginaux qui parcours les États-Unis illégalement à bord de trains de marchandise. Je me souviens d'avoir regarder nos propres trains d'un œil tous différents pendant plusieurs semaines après avoir lu ce bouquin. Le grand partout est rude, clinique mais aussi plein de vie et de poésie comme tous les livres de Vollmann que j'ai dévoré jusqu'à présent. L'auteur est un véritable personnage à lui tout seul. J'ai lu quelque part qu'à une époque, il tirait des coups de fusils pendant ses lectures publiques pour attirer l'attention. La famille royale, qui raconte la quête d'un détective privé chargé de retrouver la « Reine des putes » est selon moi son meilleur titre et, sans aucun doute, un monument de la littérature américaine contemporaine.


Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson. Dans ce livre, nous nous aventurons aux côtés de l'auteur de L'île au trésor dans une randonnée montagnarde à la fin du XIXème siècle. Occasion de gouter au plaisir d'une lenteur retrouvée, imposée par une bourrique récalcitrante et la prose passionnée de l'auteur.


La mémoire des sentiers de Michel Butor qui appartient à une sacrée belle petite collection intitulée Versant intime. Je ne connais pas ce tome de premières mains mais il m'a été conseillé par une amie digne de confiance. Il paraît qu'il donne à coup sûr l'envie de partie escalader l'un ou l'autre col dont parle l'auteur avec passion et érudition, grand marcheur lui-même. Je ne le lirai pas de sitôt bien que les terrils soient légion dans la région et qu'ils feraient, ce me semble, d'excellentes destinations pour une ascension au petit matin : D'un terril l'autre, une hypothétique publication à ajouter à la collection qui en compte déjà plusieurs aux titres dangereusement alléchants comme Psychisme ascensionnel, Le pays d'en haut ou encore Le Lieu essentiel.


Quittons les chemins d'errances pour en revenir à nos murs tapissés de littératures... mercredi, j'ai reçu la visite d'une nouvelle tête. Une dame ayant dépassé de peu la cinquantaine, grande et élégante, quelque peu gênée de me demander conseil. Je ne mords pourtant pas, sans doute est-ce lié à la nuit. Aurait-elle eu peur de me réveiller ? Elle commença par me dire qu'elle se réjouissait d'avoir découvert ma librairie de nuit. Elle me raconta combien elle avait été impatiente de venir explorer mes rayons et à qu'elle point elle avait aimé cette sensation de partir à l'aventure quand elle était montée dans sa voiture vers minuit pour parcourir les 50 kilomètres depuis chez elle. Bien que flatté, je me demandais surtout où elle voulait en venir et pourquoi elle me semblait aussi pétrifiée à l'idée de me confier sa demande. Au final, rien de bien particulier. Elle voulait se plonger dans l'univers de la boxe. Étrange tout de même et fameux contraste avec sa dégaine d'ancienne jeune fille de bonne famille. Chance ! lui dis-je, j'avais justement consacré la table thématique à la boxe le mois passé et il me restait quelques exemplaires à lui proposer.


Je lui sortis une paire : Ce que cela coûte de Wilfred Charles Heinz, qui est sans aucun doute le meilleur livre jamais écrit sur la boxe et, qui plus est, édité par le génial Mr. Toussaint Louverture. L'histoire raconte la préparation d'un boxeur avant un combat pour le titre de champion du monde. À mi-chemin entre le journalisme et la fiction, W.C Heinz nous plonge au beau milieu d'une cour bien étrange : l'entourage d'un combattant réfugié dans un petit hôtel au bord d'un lac avec son entraîneur, une poignée d'autres boxeurs, l'un ou l'autre assistant et le journaliste qui chronique l'aventure. Heinz nous fait goûter à tout : les entraînements, les rituels et les histoires personnelles de ces types isolés pour un long mois de sueur et de coups. Cerise sur le gâteau, le livre ressemble au carnet de notes d'un journaliste old-school, la mise en page est élégante, l'ensemble du volume est arrondi pour un confort extrême et la reliure est cousue. Que demander de plus ?


Peut-être un petit complément qui va bien : KO à la 8e reprise de Bill Cardoso qui raconte le voyage au Zaïre de l'auteur pour couvrir le légendaire combat opposant Mohammed Ali et George Foreman. Le style de Cardoso s'apparente à celui de Hunter S. Thompson, pape de journalisme Gonzo.


La quinqua' se laissa séduire et parti avec les deux livres et un grand sourire aux lèvres. J'avoue qu'il me tarde de la revoir à la boutique effleurer mes rayons de sa longue jupe fleurie et colorée qui tranche avec la pluie torrentielle de ces derniers jours.


J'en reste là pour ce soir. Je vais m'empresser de remettre un disque sur la platine (sans doute Decay de Fatboi Sharif que j'écoute en boucle depuis sa sortie. Bonne lecture à tous et toutes depuis la Nuit du Plat Pays (sous le déluge).

Journal d'un libraire de nuit [archives]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant