Journal d'un libraire de nuit #7

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Enfin posé ! La journée a été fatigante. Pour la première fois, j'ai fait livrer du bois à la librairie. Pas grand-chose, deux stères mais, l'hiver approchant, il fallait que j'y pense. J'aime rentrer du bois. Je fais ça depuis que je suis petit à vrai dire. Avec mon père déjà, je transportais une ou deux buches à la fois à travers toute la maison pour les entreposer dans la cour. Aujourd'hui, je vais beaucoup plus vite évidemment mais le plaisir reste le même. J'aime l'odeur du bois sec, j'aime sa texture, j'aime le bruit des buches qui s'entrechoquent et j'avoue que j'apprécie même ces rougeurs et ces micros-blessures sur mes mains lorsque j'ai terminé. J'aime surtout ce contacte fugace avec la nature. C'est comme un concentré de forêt qu'on invite à la maison, un bout de nature primitive qui s'installe au coin du foyer. Rentrer du bois, ça donne chaud, certes, mais surtout ça nettoie l'âme.

Donc voilà un peu moins de 2m3 de bois rangé dans l'arrière-boutique ainsi qu'une petite réserve directement entreposée près du poêle. Je vous partage une dernière chose puis je passe à la suite. Il est un secret partagé par les gens qui rentrent du bois : le premier feu... même s'il fait encore chaud, même si c'est inutile, même si ça s'apparente à du gaspillage, on brûle toujours quelques buches, juste une ou deux, le soir même. C'est une sorte de récompense que l'on ne partage pas, un avant-goût des soirées d'hiver. Je réserve les miennes pour minuit.

Avec ce mois d'octobre qui commence, j'ai choisi un nouveau sujet pour la table thématique. Quel est selon vous le point commun entre La chute de Camus et Neuromancien de William Gibson ? Ou que trouve-t-on à la fois dans le Moby Dick de Melville et dans l'œuvre de Thoreau ?

Un aubergiste ! Ou le concept d'auberge à tout le moins.

En fait, on retrouve plein d'auberge dans la littérature. Certaines sont très connues comme l'Auberge Rouge de Balzac ou Le Poney Fringuant du Seigneur des Anneaux (c'est là que les hobbits rencontre Aragorn pour la première fois). D'autres sont réservées aux initiés, dissimulées entre les pages de romans où l'on ne les attend pas forcément. Parfois, elles ne sont bâties que sur quelques lignes, à peine un paragraphe mais cela suffit à les rendre inoubliables. De la même manière, l'aubergiste, est un personnage intéressant et souvent attachant. On l'imagine aisément gaillard et imposant, grande gueule mais accueillant. Il est comme un meuble dans son auberge, stable et rassurant, solide et permanent. Personnellement, l'aubergiste est aussi lié au jeu de rôle que j'ai pratiqué très longtemps. Dans chaque aventure, il y a une auberge, dans chaque aventure, il y a un aubergiste. Et l'auberge, c'est le lieu tranquille où rien de mauvais ne peut arriver. Voilà donc pour mon thème du mois.

J'ai sélectionné 5 livres pour l'occasion (déjà cités plus haut) :

d'Albert Camus

de William Gibson

de Hermann Melville

de Henry David Thoreau (pour l'essai L'aubergiste)

de Christian Caujolle

J'ai commencé à arranger ma table la nuit de samedi à dimanche passé. Vers 23h j'avais rangé les livres précédents et j'amenais les nouveaux titres quand un gros bonhomme poussa la porte : Igniacio. Igniacio, dont je ne vous ai pas encore parlé est un voisin d'origine italienne d'une soixantaine d'année qui tient la meilleure friterie de la région. Igniacio, c'est plus de 100kg de chaire luisante (quand il cuit ses frites, il ne cesse de s'essuyer le front dans un vieil essuie), une moustache en guidon mythique, un crâne lisse comme une boule de cristal et des mains comme des palots recouvertes de poils sombres. Il s'exprime d'une voix roucoulante, avec un fort accent, prononçant certains mots en français d'une manière tout à fait étonnante. Je mange régulièrement à sa baraque. Ces portions sont généreuses, sans chichi et ses frites sont carrément imbattables. Je me suis toujours étonné qu'un vieil italien vende des frites plutôt que des pâtes ou des pizzas. Je lui ai posé la question une fois, il m'a dit qu'il me raconterait ça un jour de pluie. Je n'ai pas insisté. Bref. Cette nuit-là, il est entré avec un paquet de frites fumantes à la main. Il m'a dit que c'était pour me remercier d'avoir trouver un bouquin pour sa petite fille. Je lui ai dit qu'il ne fallait pas.

On a mangé le paquet ensemble, se mettant de la mayonnaise partout sur les doigts. Alors qu'il s'apprêtait à repartir, je lui ai donné un exemplaire du petit opuscule de Thoreau. Je lui ai conseillé de lire la page 7 plus quelques autres. Ça parle d'un aubergiste lui dis-je et ça me fait penser à vous. Il a souris, étonné, m'a serré la main puis s'est dirigé vers la porte de sa lente démarche chaloupée. Je me suis demandé ce qu'il penserait de ces quelques pages que j'adore pour ma part. Thoreau est parle de l'archétype de l'aubergiste, à la fois présent et absent dans son local. Il cause de son rôle social, de son tempérament, de ses us et coutumes. Ce sont des pages qui font du bien elles-aussi.

Mardi, vers 2h, j'ai revu ma dame en noir qui cherchait un autre livre agréable sans être trop compliqué. Elle reluquait la table thématique sans trop comprendre où j'avais voulu en venir (bien que je pense que pratiquement personne ne puisse le deviner avant que je ne donne une explication). Après lui avoir demandé si elle aimait le cyberpunk et avoir reçu pour toute réponse un regard qui m'a fendu les tripes en deux, je lui ai mis entre les mains un exemplaire de de Gibson. Ce qui se fait de mieux dans le genre, lui dis-je. Peut être un peu daté mais succulent. On suit les aventures d'Henry Dorsett Case, un hacker qui tente de doubler son patron dans un monde gangréné par la technologie. Du matrix ajoutais-je mais avec un quelque chose en plus et un aubergiste que vous n'oublierez pas ! Elle m'a dit pourquoi pas, m'a mis un billet dans la main, me laissant la monnaie et s'en est allée dans un mouvement de jupe qui me donna envie de me transformer sur le champ en une sorte de taureau docile, jouet de cette sombre matador.

Voilà pour ce soir, je m'en vais allumer mon « premier » feu et profiter de la danse des flammes en écoutant la . Bonne nuit et bonne lecture ! N'hésitez pas à me poser toutes les questions qui vous tarauderaient ou à demander une recommandation perso.

Votre libraire de nuit

Journal d'un libraire de nuit [archives]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant