Chapitre 4 - Alexandre

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Je lève les yeux vers le premier étage, la fenêtre du milieu. Une ombre se dessine, assise mollement sur le rebord en chêne massif. Il a la tête tournée vers la cour, il observe comme moi je le regarde. D'ici je ne vois pas ses yeux perçants, effrayants. Je m'efforce de l'oublier, de ne pas être agressif ou méchant avec lui, où les autres me suivraient. Et il ne mérite pas qu'on le maltraite, il n'a rien fait. Voilà trois jours qu'il est là, et il n'a pas parlé. Il s'échappe à la fin des cours - durant lesquels il semble rêvasser - pour se réfugier là-haut. Comme s'il respectait la liaison forte qui nous unit tous. Je le remercie silencieusement pour cela. Cet esprit de famille que je me suis efforcé d'instaurer m'est cher, et je sais qu'il nous est essentiel. Surtout aux plus petits, que j'entends pleurer le soir tant le manque de famille leur est douloureux. Il descendra de son refuge un jour, pour mieux nous observer, mais il sait comme moi que ni lui ni nous n'y sommes prêts. J'ai remarqué le premier soir son œil scrutateur, sa façon de bouger la tête au moindre de nos mouvements.

« Alexandre ! Viens jouer avec moi ! » Louison me tire par le bras, et je le suis en souriant. J'adore ce petit, son sourire, ses yeux lumineux, son petit crâne doux au toucher et ses jambes courtes inépuisables. Je me laisse entrainer dans le jeu, le sourire aux lèvres. Victor et Clémence sont là. Les jumeaux me sourient. Les petits organisent le jeu, les quelques plus âgés se contentent d'obéirent. Ils forment deux équipes, l'une est chargée d'attraper l'autre. Je suis chat avec Victor ; Clémence, Raphaël et Louison sont souris. Les deux filles partent en courant, tout le monde s'éparpille en tout sens, sauf mon équipe. Nous leur laissons une dizaine de seconde, avant de nous lancer à leur poursuite. Cette fois ci, le terrain est limité à la cour de récré, mais parfois on nous autorise à courir dans le parc qui enserre Saint-Pierre. Le domaine s'étend sur plusieurs hectares, et en onze ans je n'en ai toujours pas fini le tour.

Le compte à rebours est terminé, je m'élance sur les traces de Clémence. Elle court, se retourne régulièrement pour voir si je la suis. Je lui décoche mon plus beau sourire. Dans sa course, ses longs cheveux se sont détachés, et leur parfum de miel vient narguer mes narines. Je me rapproche d'elle à chaque foulée. Soudain elle tourne, se réfugie derrière les toilettes. C'est une impasse et j'accélère. Elle est là, devant moi, belle et haletante. Je m'approche et lui lance : « Tu es à moi, Clémence. T'es coincée, et je ne vais pas te laisser filer ! » Elle se redresse, se prépare à m'esquiver. Mais le chemin est étroit, et mes épaules sont larges. Je chantonne :

-Coincée petite Clémence...

-Eh ! c'est la cour qui est petite ! Sur une longue distance, je t'aurais facilement semé.

-Rêve !

Nous sourions, sachant parfaitement qu'elle a raison. Ses jambes s'étirent, longues et fines. Magnifiques. Soudain, je me jette sur elle, l'empoigne et lui chatouille le bassin, le cou. Elle se débat, s'appui sur moi. Son rire s'élève haut, sincère. Je ris, je retombe en enfance. Elle me chatouille aussi, je m'effondre. Nous rions jusqu'à n'en plus pouvoir. Victor nous trouve là, assis par terre et les larmes aux yeux. «Vous avez vu Louison ? Et touche pas à ma sœur ! » Ses yeux sont heureux. Je sais que cette dernière phrase s'applique à tous, sauf à moi. Je fais parti de leur duo. Ou plutôt, j'en suis à la périphérie. Ce qui les lient est trop fort pour moi, aussi je ne cherche pas a y entré plus avant. Simplement, nous sommes amis de longue date, et j'ai leur entière confiance, comme ils ont la mienne. Lorsque je me relève, et jette un regard en hauteur, j'aperçois Scylla qui m'observe, tête penchée et sourire aux lèvres.

Dans les douches la chaleur est suffocante, et la vapeur s'immisce partout. La glace en est toute grise, et ne reflète plus que des formes floues. Plusieurs se douchent, d'autres se recoiffent en vue du diner. Et les derniers arrivés patientent nus, comme moi. J'ai appris à ne plus avoir d'intimité il y a longtemps, et je les connais tous. Alors cela ne me dérange pas. Par contre j'ai vraiment chaud, la sueur me coule sur l'arrête du nez. Soudain, un courant froid s'engouffre dans la pièce, et je tourne vivement la tête. Scylla se tient sur le pas de la porte. Il la referme, et pose ses yeux sur chacun de nous, son visage sans expression. Plusieurs têtes curieuses sortent des douches, et tous attendent. Il tient une serviette à la main. C'est la première fois depuis une semaine qu'il pénètre en ce lieux en même tant que nous. D'habitude, il attend que nous nous endormions pour se lever sans bruit.

Scylla RobinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant