Chapitre 7

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       Voilà une semaine qu'il attend ce jour. Il n'avait pu revenir à la clairière, et il en mourrait d'envie. Ce lieu l'avait, en quelques semaines, happé par sa beauté et sa pureté. Il est parti vers midi, sans manger. Il peut désormais faire le chemin en une trentaine de minutes. Ensuite, il grimpe à l'arbre où poussent les fruits, s'adosse au tronc ancestral, et écoute et voit et sent.

      Mais aujourd'hui, il a faim. Alors il monte plus haut, pour atteindre les fruits de la cime, gorgés de soleil. La forêt est belle ainsi, les feuilles de ce début d'été ne sont pas cramoisies encore par le soleil du sud. Le vent les agite à un coin de l'horizon, et l'autre bout répond. Le chant des cigales qui monte des entrailles du domaine s'élève dans le ciel. Scylla croit flotter, entre l'immense ciel et l'éternelle forêt. Le soleil pourtant, inexorablement décrit sa courbe, et l'on se trouve bientôt en fin d'après midi.

      Alors Scylla redescend doucement, sans bruit. Son cœur bas plus fort entre ses poumons, son souffle s'intensifie sans raison. L'air soudain devient lourd d'un parfum venu du fond des âges. Scylla ralentit la descente, se cache entre les branches basses du feuillage. Et là, cachée aux yeux du monde par les tristes saules, une femme nue est assise, les pieds dans l'eau. Elle est de dos, et sa jambe se balance doucement, à-demi mouillée. Le clapotis des vagues se lie au chant des grenouilles en une mélodie gracieuse. Tout ce que Scylla voit c'est la nuque hautaine, la courbe du dos droit, le creux ferme des hanches. La lumière de l'eau se reflète sur le corps blanc. On dirait une femme-mer, aux épaules dignes de l'océan. Les cheveux clairs coulent en cascades sur son dos, le bruit sourd de l'eau semble émané du corps même. Et dans le ressac qui agite le corps de biche, Scylla discerne une volonté farouche. Sa main fine et longue comme un tentacule s'agite au dessus d'une feuille épaisse. L'aquarelle coule du pinceau comme une eau de source, et dépeint la mare qu'agite une spirale d'anneaux. Sous l'eau se meuvent de vertes couleuvres, enroulant doucement les chevilles fines de leurs écailles glissantes. Soudain, Scylla a soif. Sa langue pend de sa bouche, il souffle comme un buffle, le regard fixé sur cet être féérique. La forêt s'agite, frénétique et déchaînée autour de lui. La transe qui habite la femme, peignant les yeux flous, le gagne. Ses doigts courent rapidement le long de l'arbre et ses épaules frémissent, mues par des soubresauts primitifs de bête. La soif le ronge, et la femme est là devant lui, douce comme une source, sauvage comme l'Adriatique. Il n'y a rien de bleu en elle, et sa peau est blanche, et ses cheveux châtains, et, lorsque son regard se tourne vers l'arrière, attirés par cette présence invisible, Scylla aperçois le marron de l'iris. Et pourtant, elle a le grain salé de la mer sur la peau, le corps voyageur de l'océan qui court sur le globe, et la lumière sur ses hanches semble être l'instant d'une vie. Fille de la mer, sirène de la terre.

     Le désir maintenant aveugle Scylla, et il prend peur. La puissance immense et vile de l'attirance est montée en lui, si soudaine et si forte que le souffle lui manque. Pupille dilatée, il se laisse tomber comme une masse impuissante. Il détale, maigre gibier, et ne voit rien, ne sent rien, sinon l'odeur enivrante des goémons. Et tout se confond en lui, éclats de lumière et d'ombre formant perpétuellement la chaire femme, si différente et pourtant si semblable à chaque vision. Il quitte la clairière sacrée, laissant la mer baigner seule dans la mare. Le chant des grenouilles se tait, le domaine se referme sur le secret de ce corps pudique. Et Scylla court, violeur impuni de cet auguste silence, communion de la nature protégeant le trésor hybride de l'homme et de la mer.

      Le soir, lorsqu'il est seul éveillé, encore, la terreur sourde continue de bouillir dans ses veines. Car Scylla, derrière le masque de son désir, derrière le chatoiement furieux de l'eau, a reconnu l'intouchable jumelle, dont lui, étranger, a vu le corps sans en connaître le nom.

      Elle est là, comme à chaque cours, tout près de lui. Et pourtant, Scylla n'a jamais été aussi gêné, la voix trainante du professeur n'a jamais été si lointaine. Il ressasse sans cesse la vision de la veille, et ne peut s'empêcher de superposer en lui la fille qui se tient silencieuse à ses côté à la fille nue de la veille. Sa pupille sur elle se pose constamment, mais elle semble plongée dans une profonde réflexion, n'écoutant pas le cours pour la première fois. Alexandre essaye de lui parler, mais elle répond vaguement, comme déconnectée. Il abandonne bien vite. Le cœur de Scylla se serre. L'a-t-elle reconnu ? Ou n'a-t-elle qu'entendu le bruit sourd de sa chute ? Va-t-elle dire à tout Saint-Pierre qu'il l'a observée sans gène, alors qu'elle était chétive et seule ? Et il ne sait même pas son nom ! Cette pensée, soudain le surprend. Il ne sait pas son nom... Il a réussi à connaître les noms du peuple de Saint-Pierre, sauf celui de la jumelle. Fruit du hasard ? Il n'en sait rien. Mais il connaît tout le monde désormais. Le petit garçon assis là-bas, au premier rang c'est Malo. La jeune fille près de Victor, et qui le regarde comme un demi-dieu, c'est Raphaëlle. Là-bas Marie, ici Bernard. Mais la jumelle ?

      Il pourrait le lui demander, son nom. Mais ce serai un échec, à ce jeu d'espionnage qu'il entretient depuis qu'il est né, et qui le fait tenir face à la solitude. Le tout premier échec, et pour une fille ! Son esprit, sa fierté ne le permet pas, tandis que son désir le pousse, comme une excuse faite à la jumelle, en échange de l'intrusion perverse de la veille. Scylla hésite, il se dandine. Il n'est jamais allé vers les autres.

      Que va-t-elle penser ? Le trouvera-t-elle louche, impoli ? Le lui donnera-t-elle seulement, son prénom inconnu ? Après tout, il ne sait rien d'elle. Peu être est-elle hautaine, superficielle.

      Non, de cela il est sûr. La femme de la veille était si empreinte de nature, si pure et sincère, avec sa cheville mouillée, que même le plus infime maquillage serai inutile et vain sur elle. Alors, mit en confiance par cette sincérité, il prend son inspiration et lui demande. Elle ne répond pas de suite, prise encore dans sa torpeur. Puis les yeux se lèvent sur lui, surpris par ce timbre méconnu, par cette présence qu'elle semble seulement reconnaître. Le pouls de Scylla se presse sous le regard troublé, ou perce une volonté instinctive. La voix s'élève un instant, mais la fin de la phrase est aspirée par le souffle, se perd dans le silence. La jumelle se détourne, retrouve sa face de pierre.

      Et Scylla pense. Clémence...

Scylla RobinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant