"Non, non, non pas Coffs Harbour ! (Alice secoue la tête d'un air furieux.) C'est un endroit moche, plein de gros. Et pas un seul restaurant digne de ce nom !
- Plein de gros ? s'exclame Louis. Tu es vraiment une peste, Alice.
- Mais c'est la vérité ! Coffs Harbour est un trou perdu, la dernière station où aller sur la côte. Impossible d'être en bord de mer, la voie ferrée passe entre les maisons et la plage. Croyez-moi, c'est nul. Il n'y a que des ringards, des gens qui bouffe de la margarine à la place du beurre et repassent leurs jeans en faisant des plis. Mes parents y allaient souvent, c'est dire !"
Alice ne m'a pas beaucoup parlé de ses parents et je m'interroge sur leurs relations. Parfois, on sent chez elle de l'affection et de l'admiration envers sa mère, mais, la plupart du temps, c'est plutôt de la dérision, voire de la cruauté. Quand elle se moque de son père et de sa mère -dénigrant leur pauvreté, leur mauvais goût, leur stupidité-, cela me choque.
Alice, Louis et moi tentons d'organiser un week-end ensemble. Je m'imagine en train de nager, de manger et de bavarder avec eux et cette perspective me plaît énormément, mais nous n'arrivons pas à nous mettre d'accord sur notre destination. Le petit budget dont chacun dispose n'arrange rien, surtout qu'Alice fait la difficile.
Je me sens coupable, car mes parents ont une résidence dans le parc naturel de Blue Montains, non loin de Sydney, où ils vont de temps en temps en week-end. C'est une jolie maison moderne en bois clair et en inox, avec une vue magnifique sur les montagnes. Mon père en a dessiné les plans et il y a mis tout ce qu'il aime en architecture : style, confort, lignes épurées, air et lumière. Il y a aussi une piscine et un court de tennis, ce qui fait qu'on ne s'y ennuie jamais. Elle est entourée de deux hectares de terrain, et bien abritée derrière un épais rideau de conifères.
Mes parents me la prêteraient volontiers. Ils me suggèrent souvent d'y aller en week-end avec des amis. Mais ce serait trop pour moi. Je n'y suis retournée qu'une fois après la disparition de Rachel. Nous étions encore tout les trois sous le choc et cette période avait été affreusement douloureuse, comme si toute la beauté, toute la gaieté de l'endroit avaient été aspirées par le vide crée par son absence.
Pendant les vacances scolaires, nous quittions Melbourne et nous passions une ou deux semaines dans cette maison. Rachel pouvait y répété tranquillement. Nous l'écoutions jouer sur le piano installé au centre du salon, tout en buvant un thé, assis sur la terrasse. Le séjour se passait dans le plus grand calme, car nous n'avions ni télévision ni radio. Nous marchions, nous nagions, et le soir nous jouions au Scrabble ou aux échecs.
J'ai du mal a le croire aujourd'hui, mais il m'arrivais de m'ennuyer. Cette idée même m'est pénible et, pourtant, il me tardait souvent de rentrez chez nous, pour retrouver mes amis, ma vie social, mon petit copain du moment. J'ignorais que ce bonheur paisible était fragile. si j'avais su qu'il pouvait être détruit si facilement, je l'aurais mieux apprécié.
Avec le recul, je me rends parfaitement compte que nous étions privilégiés et j'ai honte de ne pas en avoir conscience alors.
C'est pourquoi je ne parle pas de la maison à Alice et à Louis. Je propose à la place que nous descendions vers le sud.
"L'eau sera froide, proteste Alice. Moi, j'ai envie d'aller vers l e nord, elle sera plus chaude.
- Tu ne sentiras pas la différence, dit Louis, mais vers le sud, c'est plus tranquille et moins cher. (Il se tourne vers moi avec un petit sourire complice). Excellente idée, Katherine."
Alice nous dévisage tour à tour.
"Hé, vous deux ! On s'entend sur mon dos ? (Elle fait mine de rire, mais il y a une certaine froideur dans sa voix.) Je vous rappel que tout cela me concerne. Vous n'avez pas vraiment le droit à la parole. D'ailleurs, sans moi, vous n'auriez même pas fait connaissance.
- Ferme-la, Alice. (Louis lève les yeux au ciel et lève sa tasse vide.) J'aimerais un peu plus de café. Joue les hôtesse et apporte-nous-en."
Alice approche son visage de celui de Louis, l'air furieuse, et je me demande si elle ne va pas le mordre. Mais elle presse ses lèvres contre les siennes et introduit de force sa langue à l'intérieur de sa bouche, puis, tout aussi brutalement, elle recule et ramasse nos tasse.
"Un autre café ? Un peu plus de thé, Katherine ? demande -t-elle sur un ton enjoué.
- Oui, merci."
Louis la suit du regard pendant qu'elle quitte la pièce.
"Elle parlait sérieusement ?" dis-je.
Il me contemple avec stupéfaction, comme s'il avait oublié ma présence.
"Tu veux dire, quand elle a déclaré que tout cela ne concernait qu'elle ?dit-il. Oui, très sérieusement. C'est une narcissique de première. Elle ne s'intéresse qu'a elle. "
Sur le moment je me dit que les paroles de Louis ont dépassé sa pensée. N'est-il pas amoureux d'elle, après tout ? C'est vrai, Alice est assez égoïste, mais elle est également adorable et capable de la plus grande générosité.
"Pourtant, tu l'aimes quand même, Louis ?"
Un voile de tristesse passe sur son visage.
"C'est une vraie drogue. Il m'en faut toujours plus. Je sais qu'elle est nocive pour moi, que je ne serai jamais heureux avec elle, mais qu'importe. (Il hausse les épaules et se détourne.) Je suis accro. Accro à Alice.
- Qu'est-ce..."
Je suis sur le point de lui demander ce qu'elle a fait exactement, pourquoi il pense qu'elle est nocive pour lui, mais Alice revient dans la pièce avec nos tasse remplies d'un liquide fumant.
Louis tend la main pour prendre la sienne et Alice se baisse pour l'embrasser tendrement.
"Tu es un amour, Louis. Une star."
Louis lève les yeux au ciel, sans parvenir à dissimuler son plaisir devant une telle manifestation d'affection.
"Et toi, miss Katherine, déclare Alice en me donnant ma tasse, tu es une véritable légende."
Je souris et bois une gorgée de thé.
Alice s'assoit, puis se penche en avant, le visage animé.
"Dans la cuisine, je pensais à la chance qu'on a de s'être trouvés, tous les trois. C'est un peu mélo de dire ça, mais on s'entend bien, n'est-ce-pas ? On est comme ... comme les pièces d'un puzzle qui s'emboîtent parfaitement. (Elle a un petit sourire gêné.) Enfin je voulais juste dire ça. Dire que vous êtes vraiment importants pour moi. Mes deux meilleurs amis."
Il y a un petit silence, puis Louis se donne une tape sur le genou.
"Les pièces d'un puzzles ! s'exclame-t-il. (Il me regarde, hilare. Toute trace d'inquiétude a disparu chez lui.) C'est bien ce que j'ai entendu ?"
Je confirme d'un signe de tête.
Alice prend un air faussement contrit. "J'avoue, je l'ai dit. Mais j'ai des excuses. J'ai été élevée par une mère qui passait son temps à regarder des feuilletons comme Des jours et des vies. C'est normale que je sois imprégné de clichés.
- Franchement, Alice, il n'y a pas d'excuses pour être si tarte !"
Alice éclate de rire.
"D'accord. Je suis percée à jour. En fait, Coffs est ma station balnéaire préféré, j'adore la margarine, et je dois me retenir pour ne pas faire de faut plis en repassant mes jeans. Mais je me soigne, promis juré."
Nous continuons à plaisanter et à envisager notre week-end ensemble. J'oublie de m'interroger sur ce que Louis a dit d'Alice et ne pense plus à lui en parler. Bon, Alice a ses défaut et alors ? Nous en avons tous. Je suis trop heureuse pour m'encombrer la tête avec ça. Trop heureuse pour écouter la petite voix méfiante qui commence à se manifester dans ma tête.
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La beauté du Mal •C.H&L.T
Teen FictionAlice est la fille la plus populaire du lycée. Katherine, la plus effacée. Et pourtant, ce sont les meilleures amies du monde. Grâce a Alice, Katherine reprend goût a la vie après le drame qu'elle a vécu l'année précédente: sa petite sœur adorée a é...