Chapitre [4] -Premier jour

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Je revenais tôt dans l'après-midi pour prendre mes marques, avec mon casse-croûte sous le bras. Une somme était allouée sur mon salaire à ce propos. Habitué au monde de la restauration, je trouvais cela bizarre, mais peut-être était-ce la norme dans cette contrée. Chez Tryphon avait beau ne comporter qu'un unique service le soir, tout se devait d'être irréprochable. À l'intérieur d'un carnet de réservations bien rempli, je prenais connaissance du nombre de clients. Un post-it indiquait le nom du menu. Celui-ci changeait quotidiennement et était utilisé comme mot de passe afin de les laisser entrer. Leur note était par ailleurs réglée à l'avance.

Alors que je finissais tout juste de dresser la table, la sonnette gutturale vrombit avant de se perdre dans les entrailles du restaurant. J'allais ouvrir à la demi-douzaine de femmes et d'hommes à l'air important. L'un d'entre eux prononça le nom du menu à jamais gravé dans ma mémoire, « curieuses graines d'émeu avec leur concerto printanier ». Leurs yeux étaient posés sur moi, humectés par je ne sais quel suc gastrique.

Une fois les hôtes installés, je passai le rideau afin de préparer les vins. Dans l'ancienne salle à manger, un voyant m'indiquait quand les assiettes se trouvaient dans l'ascenseur, un autre pour les moments où les clients avaient besoin de moi. J'étais défendu de pénétrer dans la salle pendant qu'ils se restauraient, ainsi que descendre admirer Tryphon et Gwen à l'œuvre derrière les fourneaux. Même s'il ne se montrait qu'en de rares occasions, je sentais la lourde présence du chef partout où mon cœur battait.

Le plat principal attendait dans l'ascenseur, me prévint le voyant rouge. Au fond de ce couloir que je détestais déjà, les assiettes sous cloche reposaient sur un chariot, pareil à ceux utilisés en bloc opératoire. Il m'était formellement interdit de les soulever pour présenter les mets de Tryphon aux clients. Ce plaisir leur était réservé.

Les mains sur la barre, mon échine ne pouvait se défaire de l'impression que chaque mètre arrachait un morceau de mon âme. Les dômes d'inox déformaient mon reflet, aspirant le sommet de mon crâne dans le plafond sulfurique. Je me retournais parfois, car à la surface apparaissaient des bourgeons globuleux, cachés au sein des cicatrices marquant les murs.

Au bout d'une éternité, je passais enfin le rideau. Les regards des convives se tournèrent vers moi. Certains tenaient leurs couverts en tremblant, d'autres mouillaient leurs lèvres d'un coup de langue. Je déposais les plats devant eux, avec la sensation d'être disséqué de leurs prunelles.

À côté du voile, je laissais le chariot pour fuir ce couloir pesant. Tout d'un coup, le bruit des cloches qu'on soulevait, fort et puissant, telles des lames sorties de leur fourreau. Ma satanée curiosité me fit rebrousser chemin.

Chez TryphonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant