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Alignés le long de la faille d'où surgissaient un liquide noir, les jambes et les bras maculés de cette matière gluante, les visages mâchurés, les yeux éteints, dans des gestes ininterrompus sous le soleil de la plaine, des esclaves raclaient le sable. La fournaise les brûlait aussi sûrement qu'un brasier.

Le regard vitreux, Iris l'envoûteuse glissa et s'affala dans la marre de bitume.

Personne ne fit attention à elle. Que l'un d'entre eux s'écroulât sous la chaleur, les poumons gonflés des émanations du monde des trépassés était d'une banalité affligeante. Tous continuaient, sans broncher, à remplir des sacs en peaux de chèvre à l'aide de bêches en bois. Parce qu'ils extrayaient le jus de la terre, les dieux souterrains étaient mécontents d'eux. Comme preuve, leur haleine nocive et les sifflements émis par ces fentes tordues de noirceurs. Qu'ils réclament des sacrifiés en échange ne surprenait personne.

Ēl'Dhûsk faisait garder ses nombreux puits où coulait le bitume par une milice qu'il rétribuait largement pour les décourager de voler la précieuse matière. Le sang de la terre avait fait de lui un homme riche. Personne n'en avait jamais assez : les rois en exigeaient comme mortier pour élever les remparts de leurs palais ; les responsables des canaux en réclamaient pour renforcer l'étanchéité des digues et des réservoirs ; les marchands et les pêcheurs, pour en couvrir les coques des barques ; le clergé, en tirait le naphte pour les coupelles des temples où brûlait un feu sacré ; les brasseuses, les laitières et les cuisinières en acquéraient pour éviter les fuites de leurs récipients ; jusqu'aux forgerons qui le consumaient pour augmenter la chaleur de leur fournaise. De haut en bas, du roi au berger, tous en étaient affamés.

Le sang noir coulait comme un affluent des deux rivières, la veine qui nourrissait le progrès, l'aorte de cette civilisation de bâtisseurs. Sa réputation avait dépassé les frontières, le jus de la terre, la colle des dieux, le foutre funeste, la fierté des rois, le don de Mammu, ses appellations étaient sans fin. Un sac de bitume s'échangeait contre de nombreuses mesures d'orge ou pains de sel, contre de la cardamome ou de la myrrhe venues des rives orientales de la Grande-Eau, d'animaux étranges arrivés de ses côtes occidentales, de l'albâtre, des troncs de pins ou de cèdres, convoités pour soutenir les plafonds des temples et descendus des montagnes sur les fleuves.

Banou tira Iris à quelques enjambées de la tranchée. Hors d'haleine, elle tomba à genoux aux côtés de l'envoûteuse couverte de l'asphalte gluant. Elle repoussa une mèche qui lui barrait le front, y laissa une traînée noire. Le visage d'Iris virait au gris. Un milicien s'approcha, son fouet léger dans sa main.

– De l'eau, quémanda Banou.

L'homme haussa les épaules. Il fit un geste au petit porteur, un gamin qui peinait à soulever l'outre dont il avait la charge. L'expression du garde trahissait ses pensées : la femme à demi-consciente ne valait pas la flotte qu'elle recevait. Le gosse tendit une calebasse à la grande esclave et observa avec curiosité celle qui était tombée comme une mouche un jour de canicule.

Banou versa une rasade dans la bouche entrouverte d'Iris. L'envoûteuse se lécha les lèvres, puis en redemanda. La gorge serrée, Banou fit boire son aînée. La ceinture qui ceignait les reins d'Iris n'était plus qu'une chose gluante, le cordon ombilical moribond d'un nouveau-né ; les talismans des filles qu'elle avait initiées, de la morve noire pendue sur sa poitrine. Ses bracelets d'ivoire avaient été volés dès le premier matin, les coquillages à ses oreilles avaient été arrachés par les guerrières Kâgn, en même temps que sa fierté et son élégance. Le soleil déclinait à l'horizon. La journée était bientôt finie. Elles pourraient aller au canal pour y boire tout leur saoul. Elles se laveraient en frottant le naphte avec du sable. Sur leur gorge, les brûlures du métal incandescent de leur maître ne s'effaceraient pas, elles.

Les envoûteuses avaient été instruites des histoires qui couraient sur Ēl'Dhûsk. Il n'attendait pas qu'un esclave tente de s'échapper pour le marquer. Il était fier de sa méthode : Ainsi on sait à qui ramener le fugitif !

Après s'être débarrassées au mieux du bitume gras, les peaux écarlates, Iris et Banou retourneraient dans la longue hutte où elles recevraient une part de gruau. Téha les rejoindrait depuis la grande maison qui dominait le village des esclaves.

Ēl'Dhûsk possédait un petit palais, sur l'avenue d'Inive, pour ses épouses, mais il passait la plupart de son temps à surveiller ses puits. À mesure que sa fortune avait jailli du sol, une demeure s'était élevée le long du canal. Il avait désigné Téha pour travailler dans ses jardins et les agrémenter de sa ravissante personne. Il avait renoncé à la marquer, dans un élan esthète, ne voulant pas défigurer sa beauté.

Banou en remerciait Shanga tous les jours. La grâce de Téha l'avait sauvée. L'une d'entre elles avait une chance de survivre à cet enfer. Ce n'était pas sur elle qu'un tel privilège serait tombé — avec ma silhouette de ruminant court sur pattes... Banou tentait de s'accrocher, de tenir bon, mais sa force s'enlisait dans la matière qu'elle volait aux dieux de la Terre. Son rêve de liberté fondait sous la violence implacable du soleil. Combien de temps serait-elle capable de résister ? Si elles traversaient le voile, Iris et elle, c'était le savoir des envoûteuses qui se ferait aspirer par les failles noires. Banou se passa un coude sur le visage pour en chasser la sueur. Formée par Émeraude, toute une lignée de femmes vivait en elle ; avec sa disparition, la mémoire de son peuple s'effacerait. Il ne resterait plus personne pour enseigner à Gavra et aux générations futures.

Sauf Téha. Banou aurait accepté de doubler sa peine, si cela pouvait assurer la survie de son amie, la fille du Tigre, si croquignolette, enjouée, au cœur d'or, qui jamais ne l'avait fait se sentir laide contrairement aux femmes de son clan. L'arrogance des descendantes du Saule ! Téha et son esprit vif, qui la faisait rire, qui la faisait craquer, pour qui elle aurait donné sa vie. La seule fois où leurs ravisseurs avaient voulu s'assouvir, obnubilés par la beauté blonde, Banou avait eu le bon sens d'alerter les guerrières Kâgn. Aussi possessives que des furies, elles s'étaient mises entre Téha et leurs hommes, prêtes à transpercer des gorges et à couper des couilles.

Les genoux dans le bitume, la tête d'Iris dans son giron, Banou puisa de la force dans la vision de Téha rentrant de la demeure d'Ēl'Dhûsk avec une poignée de fruits blets. Son exubérance éteinte, elle s'efforcerait néanmoins, comme chaque soir, de sourire, d'inventer un trait d'esprit en leur tendant une figue ou un jujube. Le jus doux et acide emplirait sa bouche de saveurs si simples hier encore, déjà hors de portée aujourd'hui.

Le garde fit tourner le fouet dans ses mains, Banou déposa la tête d'Iris au sol. Elle leva des yeux impassibles vers l'homme criblé de pustules, sa haine maîtrisée, cachée sous les couches de contrôle de soi qu'elle avait développées depuis sa première initiation comme khoutuka sous l'égide d'Émeraude. Elle se redressa, s'empara de sa bêche abandonnée, puis reprit sa place dans la rangée des esclaves. Recevoir des coups de fouet n'allait pas aider son sort. Elle avait vu l'effet du bitume rongeant un dos strié de lacérations. Elle avait besoin de toutes ses forces pour résister à cette affliction. Elle serra sa mâchoire, se campa sur ses courtes jambes aux genoux épais, avec une poigne surprenante pour une femme, elle planta la bêche dans le sable gluant.

Iris gisait, à demi consciente, laissée à elle-même en plein soleil.

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Shangaïn  2. les Filles du FleuveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant