40

9 3 0
                                    

Mani suivit les deux prêtres hors de la pièce carrée, il se retrouva, sans qu'il en fût conscient, à la croisée la plus importante du palais d'Inive : l'esplanade de l'étage supérieur.

L'office d'Aga Saĝĝu où toutes les décisions administratives du royaume se prenaient occupait l'angle du soleil couchant d'hiver. Au centre s'élevait l'escalier du temple blanc qui, à l'autre extrémité, descendait jusqu'à la cour des artisans. De chaque côté se déployaient les ailes qui abritaient le clergé ou l'aristocratie, avec leurs arcades peintes de motifs géométriques rouge et ocre, leurs patios intérieurs aux murs piqués de mosaïques, leurs toits plats surplombant la cité. L'esplanade était aussi bien le carrefour vertical entre l'élite et le peuple que celui horizontal entre les prêtres et les nobles qui occupaient des corps de logis opposés.

Aga Saĝĝu gravit seul, d'une démarche élégante, les escaliers qui menaient au temple. Ses sandales claquaient sur les marches émaillées. Mani, abasourdi de l'ampleur du palais vu de l'intérieur, suivit des yeux le Second Conseiller monter à l'assaut du ciel, vers la bâtisse blanche qui les dominait.

À l'autre extrémité, la cour des artisans, gigantesque, carrée, grouillante de monde. Des gens allaient et venaient, des oies cancanaient entre les jambes de gamins qui leur jetaient du grain, des porcs reniflaient le sol en terre battue, des chats paressaient sur les toits des appentis en tenant à l'œil des chiens qui n'appartenaient à personne. Quelques arbres surgissaient entre les remises. Un mimosa éclaboussait de jaune un coin de la cour, un cognassier tentait de survivre, au bas des marches, des mûriers encadraient l'escalier, des plants de vigne grimpaient à l'assaut des treilles. Les esclaves nus y vidaient des seaux d'immondices.

Les ateliers encore dans la pénombre étaient occupés par les potiers, les émailleurs, les poseurs de mosaïque, les vanneurs, les chaudronniers, les forgerons, les joailliers, les peintres, les contremaîtres des canaux ou des constructions, les scribes, les tailleurs de pierre, les charpentiers et leur armada d'apprentis, leurs femmes et leurs progénitures. Les artisans formaient une élite à part. Ni princes ni prêtres, ils défendaient leur statut au-dessus des paysans et des pasteurs. Inférieurs aux marchands, ils avaient néanmoins l'avantage de vivre dans le palais lui-même, ce que ces derniers leur enviaient, mais compensaient en bâtissant de somptueuses demeures sur les avenues.

Les privilégiés parmi cette ruche, la brasseuse et le boucher, des artistes ou des poètes que le roi voulait distinguer, des invités de passage ou des hôtes de marque, ceux qui avaient été désignés ce jour-là, convergeaient vers les marches, ils montaient vers le ciel sous les yeux de ceux qui restaient au sol. Ils rejoignaient les célébrants pour assister aux mystères qui se déroulaient chaque matin dans le temple.

Lien entre la populace au sol et la maison du dieu, les marches étaient la représentation même du statut de chacun dans les murs du palais et de la guerre qui s'y jouait pour s'élever plus haut que son voisin. Sans que le visiteur s'en aperçût de prime abord, tous observaient le grand escalier, l'échelle des symboles, le baromètre du succès, cette rampe dépouillée pour savoir qui l'ascensionnait, qui en dégringolait, afin de connaître les faveurs ou les disgrâces et de choisir ses alliances conséquemment.

Les artisans dormaient dans leurs ateliers ou dans les cahutes qui abritaient les outils de leur métier. En ce matin de crue, sous des regards discrets, mais dévorés de curiosité, Aga Saĝĝu, Second Conseiller de Sa Sublime, Grand-Prêtre d'Inive, son crâne luisant, sa barbiche noire ointe d'huile et de parfum, suivi comme son ombre par le prêtre roux, apparut sur l'esplanade avec un métis aux traits faméliques. Mais Aga Saĝĝu ne l'emmena pas vers le temple, ce fut Aga Roshan qui l'entraîna vers la cour des artisans.

Trépidant d'être au centre du palais, Mani s'efforça de descendre dignement l'empilage de briques lisses malgré le tissu qui lui empêtrait les jambes. Il manquerait plus que je me casse la gueule. Il absorbait tout ce qu'il voyait du mieux qu'il pouvait. Le rouquin à ses côtés, la foule à ses pieds. Son cœur battait fort dans sa poitrine. J'y suis. J'ai pas fini grillé comme bœuf ! Sa peau dégageait une odeur de lilas, mais dans sa bouche il pouvait encore sentir le moisi de la cellule. Il avait été à deux doigts d'y retourner. Ēl'Môn et le Tatou seraient fiers de lui ! Clémence jurerait à la face des dieux, Cheyd émietterait un peu de terre en pesant les pour et les contres, mais lui, il avait pénétré le palais d'Inive ! Par Nayira, j'ai réussi !

Shangaïn  2. les Filles du FleuveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant