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Iris flotte entre le monde des vivants et celui des trépassés. Sa tristesse est comme un sac de pierres, plus elle y songe plus il s'alourdit. Ses pensées se manifestent sous la forme des mailles d'un filet qui la retiennent à la densité de la Terre : le visage bouleversé de Topaze criblé de taches de rousseur et celui glacé de Cendre reviennent sans cesse. Elles sont entraînées alors que ses poignets saignent attachés par des cordes. Son frère Aqil transpercé d'une flèche gît au sol, des chiens aboient. Le pétrole dégouline de ses doigts. L'abattement de Banou, la terreur de Téha emprisonnent les élans de son khou attiré par le voile et l'au-delà. Une autre prière se joint aux leurs ; Iris y reconnaît celle de Selma, imprégnée de douleur, au bord de l'abysse.

Les visions d'Iris s'accélèrent comme une mouche excitée. L'étoile à cinq branches lutte contre la lourdeur de la brume sombre. Au centre d'un cercle, elle palpite sans réussir à se densifier. Le visage de Radieuse encore jeune chante une berceuse. Un instant, les ailes de l'Ibis se débattent dans la masse terne qui l'emprisonne, mais retombent, engluées.

L'attention de Diyako attirée par les prières des envoûteuses plane au-dessus d'Aneštir. Tout est baigné d'une lumière ambrée. Les nuages sont jaunes, la terre orangée, le feuillage des arbres a des éclats bruns là où il devrait être d'un vert pétillant.

Diyako découvre Iris entre les deux mondes, entourée de brumes sèches. Les volutes bleutées occasionnées par Banou et Téha encerclent leur amie. Une étoile à cinq branches résiste à l'emprise de la toile néfaste. L'Ibis Rose d'Iris ne peut regagner le voile, il ne peut déployer ses ailes. Le khou peine à se défaire de son enveloppe de chair pour s'envoler loin des bûchers funéraires.

De plus en plus diaphane, détaché du monde matériel, Diyako est témoin de la lutte d'Iris l'envoûteuse. Soudain, il comprend. Vouloir se libérer de la brume sèche, c'est accepter sa présence, la combattre revient à reconnaître sa force, la craindre affaiblit, en être curieux rend perméable. On lui donne notre attention, et cette masse sombre s'en abreuve ! Dans sa bataille, Iris reflète sa propre horreur de l'ombre, son urgence à s'en défaire. C'est ma peur qui m'emprisonne ! Iris nourrit la puissance de l'ennemi, elle lui concède sa suprématie. En me battant contre cette toile, je la retiens près de moi !

Diyako bloque les visions de morts et de violence qui cernent l'envoûteuse. Au lieu de lutter contre l'ombre, il se détourne. Il suffit de me tourner vers la lumière ! Cette puissance infinie n'a que faire des sursauts des hommes, elle ne connaît ni début ni fin, elle est la tranquillité bienveillante. Là où je porte mon attention va mon esprit ! La déité à tête d'Aigle remplit le ciel. Diyako accueille la blancheur immaculée, ses plumes se soulèvent. Il resplendit. L'ombre ne peut survivre au cœur de la lumière ! Le sacré au centre de son souffle, triomphant, Diyako pique vers Aneštir, il glatit, il trompette, il appelle le khou d'Iris.

Sa présence éclatante éveille l'attention de l'envoûteuse. Il est un météore opalescent dans la nuit, une déchirure dans les ténèbres, à travers lui, toute la force de la tribu enveloppe les bûchers d'Aneštir. Iris entend son nom. Le jeune sorcier shangaïn, sous la forme d'un Aigle Blanc, déverse la poussière de lumière pure sur son esprit atrophié. Il est si resplendissant qu'il en devient un chemin vers le voile.

Les ailes de l'Ibis s'ébattent plus vigoureuses. Les formes sacrées que Banou et Téha ont tracées dans l'air autour d'elle s'éveillent. Leurs prières défont les dernières brumes. Dans un ultime effort, Iris se dégage de la densité.

Enfin libéré des vapeurs funestes, l'Ibis Rose pointe son bec vers l'azur, étire son cou, bouffe les plumes de son poitrail. Il déploie ses larges ailes, de quelques puissants battements, il s'élève du bûcher funéraire. Merci, sorcier shangaïn ! L'Ibis traverse le canal, plane au-dessus de Selma et Gavra cachées dans les roseaux, vrille vers une clarté éblouissante, comme une trouée de soleil sous une canopée sombre. La lumière s'approche à toute allure. Le khou d'Iris, telle la coruscation d'une étoile filante éclabousse la voûte céleste.

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– Vous, là, il est temps de repartir. Votre maître s'impatiente, ordonna Kain-le-jeune.

Téha et Banou sursautèrent. Le milicien les rudoyait, les poussait vers le canal parmi les esclaves en deuil. Une femme sanglotait, avachie contre un compagnon d'infortune. D'autres se tordaient les mains, les pupilles vrillées sur une dépouille léchée par les flammes.

Les hommes d'armes à l'ombre des palmiers levèrent le nez de leur jeu. L'un d'eux lança à Kain :

– Te voilà bien zélé ! Viens profiter de l'ombre pendant que ces chiens brûlent leurs morts.

Kain haussa les épaules :

– J'ai déjà perdu toute ma solde.

Il pressa les Shangaïn :

– Allez, vous autres, en route.

Jaim admira le sang-froid du jeune Kain. Personne ne découvrirait l'absence du garde ni de sa barque avant la nuit. D'ici là, il ne resterait de lui que des cendres, eux auraient rejoint les Exilés.

Encerclé par la milice de ses ennemis, Jaim se tourna vers la dépouille d'Iris, il caressa les flammes à la manière de Gavra. Il murmura :

– Nous ne nous sommes pas connus, mais donne-moi ta bénédiction, pour que je puisse continuer à protéger la Fille de la Rivière.

Il venait d'envoyer un homme de l'autre côté du voile, il avait repris la lutte. Il risquait une fois de plus sa vie, pour combattre l'injustice. Il secoua du chef, incrédule. Quand allait-il apprendre à ne plus se mêler des affaires des envahisseurs ?

Le vieux frère vit le milicien qui avait amené le cadavre encore chaud, repartir avec les esclaves du bûcher voisin. L'ancien torturé, au dos couvert de cicatrices, abandonna le noyé aux flammes et les suivit. Des fugitifs qui allaient disparaître dans les marais. Ce n'est pas lui qui allait les en empêcher. Il s'affaira auprès des tas de bois devant les joueurs d'osselets pour attirer leur attention loin du canal.

Kain-le-jeune fit monter les Shangaïn dans la solide barque d'Ēl'Dhûsk, à la coque badigeonnée de bitume. Il repoussa d'un coup de pied la sienne ; elle s'en alla dériver sur l'onde.

Banou et Téha cherchaient à comprendre, mais déjà l'embarcation quittait le ponton. Jaim se glissa dans le canal, nagea sous l'eau. Parmi les roseaux, Selma l'attendait, une main posée sur la bouche de Gavra qui se débattait dans sa fièvre mugissait des sons étouffés. En travers de ses genoux, le harpon qu'il lui avait laissé brillait d'un éclat mat.

Il revêtit son pagne de pêcheur, s'enroba du châle, enfonça le chapeau de paille qui finissait l'illusion. Il poussa sur la longue perche pour dégager la barque.

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Diyako caresse de ses ailes déployées l'espace entre la vie et la mort. Il plonge dans l'épaisseur scintillante. Il est entouré de particules de lumières si vives qu'elles se confondent avec la joie elle-même. Elles crépitent sur ses plumes, dans son cou, coulent sur son corps, défont les moindres recoins de doutes. La peur l'a retenu prisonnier de l'esprit sombre, des densités terrifiantes, des brumes sales. Telle une vieille peau, ces filaments se désagrègent. Il traverse le voile, à la suite d'Iris, il accueille la mort, il s'abandonne à l'embrasement, sans crainte, sans certitude, sans attente. Il se dissout. Il n'est plus Diyako, le fils de la guérisseuse, il a été cela, mais il redécouvre son essence, il est bien plus que cela. Il trompette vers l'univers.

La densité change à nouveau, il se retrouve à la frontière, rejeté par la gardienne du voile elle-même. Elle l'a absorbé et régurgité.

Je suis vivant !

Des courants caressent ses plumes, il voit le voile pour ce qu'il est : une cascade de lumière perméable au khou. Il a envie de rire. Sa joie rejaillit dans le ciel. Il descend en tournoyant vers la Terre, libéré de ses peurs et des brumes qui obscurcissaient son esprit.

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Shangaïn  2. les Filles du FleuveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant