— Dépêche, on va le louper !
En prenant conscience de l'agitation grouillante autour de moi, je levai la tête ; mon train était à quai. J'y entrai d'un pas pressé et restai proche des portes, réajustant mon casque sur mes oreilles pour me replonger dans ma musique.
Mon attention se promena sur les groupes de jeunes de mon lycée, ceux qui rentraient entre amis. J'étais jaloux ; je crevais d'envie de faire ce trajet comme tout le monde ; avec des potes, à rire sur la journée qu'on venait de passer. Mais la vérité demeurait que j'en étais incapable. La désinvolture de mes camarades m'avait toujours fasciné. Ils ne savaient pas à quel point ce monde se montrait dur et cruel. On pouvait tout perdre en une seconde, il suffisait de quelques mots, prononcés par la bonne personne et tout notre univers s'en trouvait brisé.
Eux, ils continuaient de jouer d'insouciance. Ils s'esclaffaient à en faire trembler le wagon, chantaient comme on entonne la Marseillaise, la main sur le cœur et le visage tourné vers le ciel. Ils vivaient.
Je les observai à la dérobée, baissant le volume de mon casque pour entendre leur conversation. Ils se charriaient, se soutenaient...
Enfin, le train sonna mon arrêt. Je me hâtai de sortir pour retrouver la chaleur du soleil. Je profitai de ses rayons un instant au sortir de la gare, puis m'engageai sur le chemin de la maison. En passant la porte, ma mère m'accosta tandis que je me déchaussais, le casque autour du cou.
— Salut mon grand, ta journée s'est bien passée ?
J'acquiesçai à peine, juste pour qu'elle m'entende que pour une autre raison. Je savais que je lui faisais de la peine, elle qui avait fini par retrouver un morceau de son sourire. Moi, je n'étais plus capable d'en produire de sincères. Je ne parvenais plus à faire « comme si ». Comme si tout ça n'était pas arrivé, comme si nous ne l'avions pas perdu.
Le regard de ma mère s'égara dans le vide, l'espace d'un instant. Elle cherchait un moyen de me faire réagir, tous les jours elle essayait. Elle ne s'épuisait jamais. Parfois, je me forçais à remonter un peu les coins de ma bouche. Je savais que si je ne le faisais pas, je terminerais devant un psy. Ce qui ne devrait plus trop tarder à présent. Je les avais entendus bavarder avec papa. Ils se demandaient si ça m'aiderait, de converser à quelqu'un d'extérieur, de professionnel. Parler ne me dérangeait pas. J'étais ouvert à la discussion curative.
— Qu'est-ce que tu veux faire cette année ? s'enquit-elle d'une voix douce.
Je ne levai même pas les yeux vers elle. Je ne savais pas, je n'y avais pas encore réfléchi. Pourquoi, ce jour, devait-il être spécial ? Pourquoi devions-nous célébrer son départ, alors qu'aucun de nous n'était heureux ? « On appelle ça une commémoration ! » m'avait-elle enseigné un jour. Mais, je ne désirais pas fêter la mort de mon grand frère. Ce n'était pas un moment de joie, de retrouvailles... Ce n'était rien de plus qu'une mascarade.
— Je ne veux rien faire, maman. Rester dans ma chambre sera suffisant.
Elle retint un soupir, déçue.
— C'est la troisième année que tu choisis ce programme, Elijah. Tu dois arriver à dépasser ça.
Sa main se posa sur ma joue. « Dépasser ça », quelle comédie. Elle pensait que je ne l'entendais pas pleurer la nuit ? Que je ne remarquais pas le pincement amer de ses lèvres lorsque son regard tombait sur les photos ? Elle-même n'avait rien « dépassé ». Nous stagnions tous dans cette torpeur incessante. Elle m'imaginait si stupide ?
— C'est précisément pour « dépasser ça » que je ne veux rien organiser. Excuse-moi, j'ai des devoirs à faire.
Je l'abandonnai sans un mot de plus. De toute façon, il n'y avait rien à ajouter. Nous savions bien tous les deux que notre assemblage familial était en pièces.
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La quatrième corde [BxB]
RomanceAlors qu'Elijah savoure une solitude qu'il n'a qu'à moitié choisie, Zoran souhaiterait évincer la sienne. Lorsque leurs deux mondes vont se percuter, les conséquences seront bien plus lourdes qu'ils ne l'imaginaient. Pourtant, il est souvent dit que...