III. Divisée

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Éléa

Quand le Mulot m'a apporté mon plateau, sur lequel je pouvais admirer, et surtout sentir un gratin dauphinois visiblement délicieux, une salade acidulée, et une crème dessert avec un bol de framboises fraîches à côté, ma résolution de ne pas manger avant la visite de Jay m'a paru soudain complètement absurde. Mais j'ai posé le plateau contre la porte, en signe de mécontentement.

Au réveil, avant que le Mulot revienne, j'ai tout de même dévoré les framboises.

Je reconnais que la faim me tire le ventre, alors à midi, la même opération s'est déroulée : j'ai piqué les framboises. Discrètement.

Quelques livres de littérature anglaise traînent sur une étagère presque vide. C'est avec ça que je m'occupe, en me demandant, vaguement, si mon chef a remarqué mon absence. S'il s'inquiète, s'ils ont attaqué l'immeuble, à présent. Il serait hypocrite de ma part de ne pas assumer plus clairement la réalité : j'en ai plus grand-chose à foutre à ce stade. Parce qu'au-delà de ce rôle de flic que je n'ai jamais vraiment endossé, le conflit Jay continue en moi. C'est ça qui prend réellement de la place dans l'immédiat. « Pour ce que ça vaut, ce n'est pas ce que tu crois », m'a dit la rousse.

Et qu'est-ce que je crois, au juste ? Qu'on ne peut pas à la fois toucher comme il le fait et tuer son mentor ?

J'ai ouvert la fenêtre de la chambre, l'unique, aux volets de bois grinçants, et j'ai constaté que nous étions perdus. Par-delà la grille d'enceinte, j'ai vu une immense étendue d'herbe verte, des arbres, et des poteaux téléphériques très éloignés. La grisaille apportait une touche onirique au tableau. Elle m'a donné froid, j'ai refermé la fenêtre.

Je suis dans une sorte de manoir. J'ignorais que le pays possédait ce genre de domaine, c'est très européen dans le style. Mon ventre lance. C'est fou ce que quelques framboises peuvent faire mal à l'estomac. Je n'ai pas l'heure, je ne me repère qu'à mes crampes stomacales, c'est elles qui m'indiquent que le temps s'écoule. Et puis, alors que le gris vire au noir dehors, la clef dans la serrure s'enclenche. Le soir tombe visiblement, ce doit être mon dîner, que je vais refuser, encore. Une part de moi pense, très profondément, que Jay ne me laissera pas mourir de faim.

Il ne m'a pas tuée, mais mon instinct va au-delà du simple constat de ma vie toujours intacte. À chaque fois que j'ai été faible devant lui, il a voulu me sauver. C'est à cette partie de lui que je fais appel dans mon stupide chantage. Il a peut-être tué mon père, il est peut-être capable d'assassiner de sang-froid qui se dresse sur son chemin, il tient sans doute les rênes de tout ce foutu réseau, mais, pour une raison que je ne m'explique pas, il veut que je m'en sorte. Et il veut me protéger.

Un paradoxe, donc. On en revient toujours à ça.

C'est un type qui a vu son propre père éclater le crâne de sa mère jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il n'a pas tout à fait la même notion que la norme de ce qui est bien ou mal, je suppose. Pas tout à fait les mêmes repères.

Mais je ne m'étais pas trompée. C'est bien lui qui vient d'entrer dans la chambre.

Oui... « Qu'il est joli garçon, l'assassin de papa. »

Dans son sweat sombre, la capuche entourant son visage hypnotique, Jay pose une épaule contre l'encadrement de la porte, croise les bras, les jambes, et me fixe, un sourire très fin à ses lèvres pâles :

— Donc ta grève de la faim ne s'applique pas aux framboises ?

On n'a pas reparlé, depuis notre nuit ensemble. Je me suis réveillée dans un lit vide, j'ai été enlevée par les Sudistes, il les a tous butés, et voilà. C'est notre premier échange depuis qu'il a baisé chaque parcelle de moi. Au sens propre comme au figuré. Il ignore encore que je sais tout. Sinon, la tendresse chaude dans sa voix et la caresse de son regard se seraient transformées en des expressions bien plus virulentes. Sinon, tout simplement, il ne serait pas là. Trop lâche pour affronter sa faute, je suppose.

Inside MAC, tome IIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant