Je feuillete Sans Répit Ces misérables souvenirs et je m’interroge – estce
donc là, dans le scintillement de cet été lointain, qu’apparut la
première faille dans ma vie ? Ou bien mon désir extrême pour cette
enfant n’était-il que le premier signe révélateur d’un travers inné ? Que
j’essaye d’analyser mes désirs secrets, mes mobiles, mes actes même, et je
succombe aussitôt à une sorte de rêverie rétrospective où mille
hypothèses s’offrent à ma raison, où chaque voie proposée se coupe et se
recoupe sans fin dans l’affolant labyrinthe de mon passé. Je suis
convaincu, cependant, que par une fatalité magique Lolita commença en
Annabelle.
Je sais aussi que le coup porté par la mort d’Annabelle renforça le
sentiment de frustration que m’avait laissé cet été de cauchemar, et
prévint toute autre idylle pendant les froides années de ma jeunesse.
L’esprit et la chair s’étaient confondus en nous avec une perfection que
les adolescents tristement conventionnels d’aujourd’hui, avec leur esprit
obtus et terrestre, seraient incapables d’imaginer. Elle était morte depuis
longtemps que je sentais encore ses pensées flotter au travers des
miennes. Déjà, bien avant de nous connaître, nous faisions les mêmes
rêves. Nous avions comparé nos souvenirs et découvert d’étranges
affinités. Au mois de juin de la même année (en 1919), un canari égaré
avait voleté à travers sa chambre et la mienne, alors que nous étions
séparés par des centaines de kilomètres. Oh ! Lolita, que ne m’as-tu aimé
ainsi !
J’ai réservé pour la conclusion du chapitre « Annabelle » de ma vie le
récit de notre première tentative manquée. Une nuit, elle parvint à
tromper la vigilance forcenée de sa famille et nous nous nichâmes sur un
petit mur en ruine, dans un taillis de mimosa aux feuilles nerveuses et
frêles, tout au fond de son jardin. À travers la nuit et les arbres, les
fenêtres illuminées de la villa dessinaient des arabesques imprécises qui,
teintées par les encres d’une mémoire sensible, réapparaissent
aujourd’hui comme des cartes à jouer – sans doute parce qu’une partie de
bridge tenait l’ennemi occupé. Annabelle tremblait et tressaillait sous les
baisers dont je couvrais la commissure de ses lèvres entrouvertes et le
lobe brûlant de son oreille. Une grappe d’étoiles luisaient faiblement audessus
de nous, entre les longues silhouettes acérées des feuilles de
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Lolita
De Todo( Livre de Vladimir Nabokov) Attention ce livre peut paraitre problematique !