I-2-Tu n'as que ça pour toi

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Un théâtre, Edimbourg, dimanche 17 décembre 2023,

Comme chaque fois qu'elle montait sur scène, Erin réajusta son débardeur. Le plus près du corps, le plus révélateur possible. Les mêmes questions envahissaient son esprit, encore et encore : ce pantalon la mettait-il en valeur ? Aurait-elle dû choisir d'autres vêtements plus classes ? Plus provocants ? Moins voyants ? Elle recala une mèche de ses cheveux blonds derrière son oreille. Peut-être aurait-elle mieux fait de les teindre en brun pour la situation. Ne se visualisait-on pas mieux une Juliette brune ? Elle, en tous cas, l'avait toujours imaginée brune.

Pour cette audition, comme pour toutes les précédentes, elle avait décidé de miser sur son apparence. Les metteurs en scène avaient toujours besoin d'une femme comme elle. Une jeune, aux formes avantageuses, qui attirerait le public en mettant sa photo sur l'affiche. Le fait que le monde ait tant besoin d'une excuse comme elle pour aller enfin voir du Shakespeare la dégoûtait, mais ainsi était-il fait. Son physique attirait.

« Tu n'as que ça pour toi. »

La voix résonna dans chaque recoin de son crâne avant de s'évanouir. Elle avait raison. Pas assez talentueuse pour jouer autre chose que la belle plante, elle espérait toujours obtenir un rôle autre qu'un personnage secondaire idiot. Juliette était son but depuis toujours. Aujourd'hui, elle espérait l'obtenir pour de bon. S'approprier le personnage serait compliqué, mais peut-être pourrait-elle jouer une jeune femme moins... jeune ? Peut-être le metteur en scène accepterait-il d'adapter le rôle à ce qu'elle dégageait.

« Mets-toi en avant, putain, ce n'est pas compliqué ! »

Encore une fois, la voix avait résonné, plus forte. Elle lui vrillait presque les tympans.

Reportant son attention sur la Juliette la précédant, la jeune femme grimaça. Tout ce qu'elle disait sonnait faux. Elle n'appelait aucun Roméo avec passion. Elle ne ressentait rien pour lui. Elle se contentait de débiter son texte, comme un robot programmé pour hurler chaque fin de phrase dans un air faussement dramatique.

Quand elle sortit, le metteur en scène et ceux qui l'accompagnaient éclatèrent de rire, sans aucune gêne ou respect. Plus cela avançait, moins elle avait envie de participer à la pièce. Pourtant, voilà que Juliette l'appelait.

« Ne gâche pas tout, sois assez bonne pour qu'il te garde sous le coude. »

La troupe choisissait deux Juliette, elle le savait. Pour alterner entre les représentations. Au fur et à mesure des années, la fameuse tragédie constitué de plus en plus de leurs représentations. Au moins dix fois par ans, ils la jouaient. L'actrice espérait donc qu'ils la trouvent assez impressionnante pour lui promettre une place à son retour de chez Alastair Darcy, un an plus tard. Elle espérait qu'ils feraient au moins une exception, une seule, pour elle.

« Mise sur ton physique. Mise tout. »

D'un revers de main, elle balaya le fantôme qui lui chuchotait à l'oreille et s'avança sous les feux des projecteurs. Ainsi aveuglée, elle distinguait à peine le petit homme chauve assis quelques rangs plus loin, sur les fauteuils rouges.

« Mademoiselle.... commença-t-il, se perdant dans toute sa paperasse.

- Chamberlain, répondit-elle. Erin Chamberlain. Je peux me présenter si vous ne retrouvez pas ma feuille.

- Cela m'arrangerait grandement, merci beaucoup, mademoiselle. » répondit le metteur en scène.

Prenant la posture dans laquelle on lui avait appris à paraître assurée et attirante, sans être vulgaire, elle commença le récit de sa vie, d'une voix claire qui résonnait parfaitement dans les recoins de la salle vide. Elle enjolivait tout, la moindre chute à vélo devenait un évènement majeur de son existence. Elle présenta ses difficultés scolaires comme un calvaire sans fin, dont seul le théâtre avait réussi à la faire sortir.

Huis Clos, Sept MotsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant