PROLOGUE

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Calé au fond de mon assise, une cheville reposant sur un genou, mon verre de bourbon en main, j'observe les couleurs se retirer du visage de Forster. D'abord celle de ses yeux très bleus, dont aucune de ses filles n'a hérité. Ils sont passés de la surprise à l'incrédulité pour sombrer dans la noirceur la plus totale. Puis sa peau a pris le relais, au niveau du col blanc de sa chemise jusqu'à la racine de ses cheveux poivre et sel. Du rouge de la colère, le dégradé s'achève sur une teinte terreuse.

Je n'en retire aucune satisfaction. À sa place, je me lèverais, je sortirais mon flingue et je viderais mon chargeur sur le fils de pute qui vient de détruire ma vie en une seule phrase. Au lieu de ça, il fixe le parquet en chêne blanc de mon bureau, à deux doigts de vomir sa déchéance entre ses pieds.

Il a toujours su que quelque chose clochait. Je le voyais à travers ses regards et cette méfiance qu'il affichait en leur présence. J'étais jeune à l'époque, mais cette manière qu'il avait de s'infiltrer dans leur relation ne me trompait pas. Jusque-là, et même après leur mort tragique, il se maintenait à flot sur l'embarcation fragile de ses doutes. Mes révélations ont creusé un trou énorme dans sa putain de barque. Je ne vais pas lui permettre de couler avant de mettre en œuvre ma vengeance. Quand j'aurai obtenu de lui ce que j'attends, il pourra patauger dans sa haine autant qu'il voudra. Il pourra même s'y noyer si ça lui chante. Pour l'instant, il en est encore à nier l'évidence.

— J'étais là le jour de sa mort, appuyé-je. C'est moi qui ai recueilli son dernier souffle.

Je n'ai pas besoin d'en dire plus. J'en suis incapable de toute manière. Le souvenir vieux de neuf ans me revient en pleine figure à la vitesse d'un boomerang.

— Peut-être, mais pour ce qui est des circonstances, vous n'avez aucune preuve de ce que vous avancez, réfute-t-il, les mâchoires serrées. Vous pouvez me raconter n'importe quoi pour servir vos projets, je n'ai aucun moyen de vous contredire. Et vous le savez.

— C'est pourtant lui qui a organisé l'opération supposé couvrir les dommages collatéraux, enfoncé-je le clou. Il y a même participé.

James Forster secoue la tête, en état de choc, le regard toujours planté entre ses jambes écartées. Son verre repose en équilibre sur son genou, à peine retenu par deux doigts tremblants. Il se redresse et le vide d'une lampée, avant de le claquer avec force sur la surface vitrée de mon bureau. En chêne blanc du Montana, lui aussi, mais j'ai toujours détesté l'idée que la moindre éraflure vienne abîmer son essence.

— Pourquoi me raconter tout ça aujourd'hui ? Ne comptez pas sur moi pour m'associer à votre vengeance, si c'est ce que vous projetez. Votre père...

— Mon père n'est au courant de rien. C'est là que le bât blesse. Vous imaginez bien qu'il aurait refusé que votre fille aînée épouse son héritier, s'il avait connu la vérité.

C'est tout ce que Shane représente pour moi : l'héritier de mon père. De trois ans mon cadet. Je ne parviens pas à le considérer comme mon demi-frère.

Je lui laisse le temps de rassembler le fil de sa pensée. Il est fait comme un rat, il me faut juste un peu de patience. Et la patience est mon point fort, elle a fait de moi ce que je suis, ce que j'ai construit sans l'aide des Carlton, ce que j'agrandirai en leur prenant tout ce qu'ils possèdent.

— Qu'attendez-vous de moi, au juste ?

— Allons, James, le raillé-je. Vous n'êtes pas arrivé au point où vous en êtes avec un sens de la manœuvre aussi dérisoire.

Il s'agite dans son fauteuil, déstabilisé, ses boots dansant sur le parquet. Sa nervosité est ma meilleure garantie de succès. Jamais je ne l'ai vu aussi peu sûr de lui. La famille est le point faible de tout homme. Je ne déroge pas à cette vérité incontournable.

AU-DELÀ DE TES OMBRES [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant