Chapitre 9

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Jayden

La grande gueule de Jonas me détourne de ma conversation avec Emilio. Mon associé menace une de nos petites mains sans prendre de gants. Le gars qu'il a saisi à la gorge est au bord de l'asphyxie. Ses croassements pour mendier un filet d'air portent à l'autre bout du labo autant que la baffe magistrale que vient de lui assener Jonas de l'autre main. Tout le monde a cessé le travail. Le temps d'un souffle, un silence craintif plane au-dessus de la pièce.

— Emilio, putain ! vocifère mon associé. Surveille un peu mieux tes recrues. Un microgramme de moins dans le sachet c'est un microgramme de plus dans la poche de ces foutus voleurs !

Ils sont une dizaine à manipuler divers opioïdes, le Fentanyl en particulier. Les « coccinero (1) » le fabrique dans une autre pièce, à partir des produits chimiques achetés dans des labo aussi clandestins que le nôtre. Je me garde d'y mettre les pieds en raison des vapeurs toxiques qu'elle dégage.

Les comprimés de 100 microgrammes sont ensuite répartis en sachets de 100 et pesés pour vérifier le contenu exact. Un marché lucratif qui se chiffre en millions de dollars au bout de la chaîne. Et surtout une marchandise plus facile à transporter et à commercialiser que la poudre de cocaïne. C'est le clone d'un laboratoire mexicain que Jonas a transporté ici, à vingt mètres sous terre, en profitant d'une cavité existante.

Rien de plus simple et de plus discret, pas besoin de cultiver les plantes de coca et autres pavots. C'est le virage que n'a pas su prendre mon père quand ses plantations de cannabis dans la forêt bordant le Parc de la Paix Waterton-Glacieront (2) été découvertes et entièrement détruites par les patrouilles co-frontalières.

Je n'avais aucune culture illégale à cette époque. Je me fournissais au Canada où les producteurs privilégiaient la fleur non pollinisée du cannabis, de bien meilleure qualité. Jonas Miller est entré dans ma vie à cette époque. Il m'a permis de sortir de ma concurrence avec les affaires de mon père et d'un secteur en perte de vitesse depuis que le cannabis est devenu légal à des fins récréatives dans huit états du pays.

Jonas a construit seul sa filière à travers la montagne jusqu'au Canada. Les flics ne sont pas assez nombreux pour couvrir toutes les pistes dans le parc, et nous avons les nôtres là où elles n'existent pas officiellement. Je me suis contenté de lui apporter les liquidités dont il avait besoin pour démarrer son activité. Je n'ai jamais touché à ma part, me contentant de récupérer ma mise. Blanchir de l'argent sale dans mes propres affaires n'entrait pas dans mes aspirations. Cette terre durement acquise est toute ma vie, et la seule qui compte. C'était notre rêve, et je l'ai réalisé pour lui.

Les opioïdes étaient un tournant intéressant après l'arrêt de la marijuana, mais trop mortel pour me séduire sur le long terme. Le trafic de cette merde qui peut tuer en quelques secondes, y compris et surtout des gosses me plaît de moins en moins. Braver les autorités, flirter avec l'illégalité, tuer s'il le faut, mais pas des innocents. Je laisse de plus en plus Jonas diriger son réseau, bien que je conserve encore un droit de regard sur l'activité. Ce qui me permet de recadrer ce détraqué mental quand il va trop loin.

— Toi, menace-t-il l'ouvrier qu'il tient toujours au col, si je te reprends à gruger, je te bute !

Le gars tombe à la renverse quand il l'envoie bouler loin de la table. Emilio tique sous l'accusation. Il répond de ses compatriotes et je le sais fidèle à l'organisation, aussi droit que l'exige sa fonction et peu enclin à se prendre une balle entre les deux yeux sans sommation. Son statut de clandestin lui interdit la moindre vague.

— Je me porte garant pour Pedro, patron, me glisse-t-il en aparté. S'il manque du poids dans le sachet, c'est qu'il s'est trompé, pas qu'il a volé un cachet. Ça arrive quand la marchandise a pris l'humidité ou qu'elle a été emballé trop tôt.

AU-DELÀ DE TES OMBRES [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant