Elle ne répond pas. Elle ne peut plus répondre depuis bien longtemps. Le regard gris de l'homme rencontre le sien, il sourit. Mais Na est incapable décrire les traits de son visage, suspendue dans le temps, pendue par la réalité. Il est flou.
- Une langue-coupée...C'est étrange d'en voir ici ! Mais soit, apportez-lui de quoi discuter !
Sa voix tonne. Aussitôt, un carnet et un style sont déposés dans ses mains.
- Que penses-tu de cette idée ?
Son style se fige au-dessus de la feuille. L'encre, son sang, elle crèvera quand elle aura fini d'écrire. Mais ce n'est pas le bon moment. Il faut attendre encore un peu. Elle doit se freiner, réfléchir, comme elle l'a toujours fait dans ces moments-là.
« Je m'appelle Berthe. Je trouve ça très pertinent, j'ai été mauvaise et maintenant je comprends pourquoi ».
Il lit, penché au-dessus d'elle.
- Viens avec moi, Berthe, nous allons discuter en privé et je reviendrai après vers nos confrères et consœurs.
Elle jette un regard vers le plafond de verre, Laskar s'est envolé et rejoint déjà un autre toit. Elle n'est pas seule. Il la protège, comme il l'a toujours fait. Malgré le stress, elle piétine l'ombre du leader. Il écarte le rideau, Na se retrouve au beau milieu d'une foule, de fils, et autres machines lumineuses. Ils s'enfoncent, dans les entrailles de la vérité. Elle déglutit. Les silhouettes silencieuses ont disparu, confondues avec les ombres. Elle ne détaille rien, trop absorbée par la pression de cet instant. Tout est flou, un amas, une mélasse de voix et traits, et tout se confond, même les sens les plus lointains. Enfin, ils débouchent dans un second hall, entièrement vide, baigné par la lumière du ciel. Éblouie, Na met du temps à rouvrir les yeux, déconnectée de la réalité. Hier, à la même heure, cette pensée l'arrache au fil du temps, elle goûtait à l'un des plats locaux de Tamar. Elle avait même ri, pour se détendre, avec les deux enfants de la maisonnée. Elle revient ici, debout sur la grande estrade, face à une pièce vide, identique à l'autre. Elle est engloutie par cet endroit, baignée sous la lumière blafarde du soleil. Hier, à la même heure, elle se resservait, et mangeait comme elle ne l'avait jamais fait. Le bruit impalpable de la foule s'éteint derrière le rideau. Hier, à la même heure, Tamar avouait qu'elle rêvait du leader. Le leader se tourne devant elle. Face à elle. Il la dévore de son ombre et de son regard. Son ombre est projetée derrière lui, mais elle l'agrippe tout de même. Na baisse les yeux, jamais elle ne regarde ses victimes dans les yeux dans leurs derniers instants. Lui aussi, il ne la regarde pas, il regarde au-dessus de sa tête. D'une main frêle, elle reprend son carnet et y gratte quelques mots :
« Je veux vous parler »
- Tu as été tirée au sort pour ça, c'est un véritable privilège.
Il a une voix commune, la voix de tous les hommes de cette terre. Son frère avait cette voix probablement. Une profonde culpabilité au bord des lèvres, elle revoit les souvenirs flous du regard de son frère. Elle n'aurait pas dû soutenir son regard. Berthe prend une grande inspiration. Elle ne mourra même pas avec la bonne identité, Na ne sera jamais Na. Et ce n'est pas plus mal, Na doit crever avec toutes ces identités, Na doit oublier ce pourquoi elle a été créée. Non, ce pourquoi ils l'ont obligée. Tuer, sans vergogne, alors qu'elle rêvait de vivre. Qu'importe, plus rien ne te la faire douter ni briser le fil du temps. Elle gonfle le buste, et commence à écrire :
« Je parle au nom des langues-coupées. »
Elle raye. Il le voit. Il a probablement lu. Elle ne peut plus retourner en arrière. C'est comme si un couteau avait décidé de perforer le côté de son crâne, la pression monte, un terrible mal de crâne l'attrape. Le poids du regard de du leader pèse comme un nuage gonflé de sang.
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T1 - Homo Sapiens Sapiens - Destruction et Prémices
Ciencia FicciónNa rencontre Laskar et Laskar rencontre Na. Cette rencontre entre une petite fille et une créature de laboratoire ne peut que mal se finir. Dans un monde rongé par l'utopie du Nouveau Régime, Na se retrouve propulsée seule dans les rues moites de la...