Chapitre 2

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Le silence s'éternise. Mon père m'observe comme s'il évaluait l'angle par lequel aborder ce qui lui trotte dans la tête. Quelle qu'elle soit, sa décision finale ne va pas me plaire. Sa réaction calme et réfléchie face au coup de semonce de Lessy ne me dit rien qui vaille.

— Tu ressembles tellement à ta mère, me déroute-t-il soudain. Son caractère doux et bienveillant en moins. Je me demande de qui tu tiens cette hargne constante, ce besoin de mordre la main qui se tend vers toi quoi qu'elle veuille t'offrir. De ton grand-père, peut-être...

Je ne trouve rien à répondre, ce qui est assez rare pour être souligné. Je n'aime pas lorsqu'il invoque le souvenir de ma mère pour me démontrer à quel point je n'arriverai jamais à sa hauteur. Autrefois, j'aurais tenté la comédie des larmes. Mais il n'y croit plus. La petite fille qui parvenait à le leurrer d'une larme unique roulant sur sa joue s'est envolée. Depuis ma sortie de l'enfance, il me pardonne de moins en moins mes débordements.

— Dis-moi plutôt ce que tu as en tête à propos de Lessy, repoussé-je les fantômes du passé.

Son regard ne dévie pas de ses mains posées à plat sur son sous-main. L'anneau en or jaune habille toujours son annulaire dix ans après la mort de sa femme. Celui de maman est placé dans son portefeuille et ne le quitte jamais. J'ai peur de la réponse dont il cherche avec tant de soin la bonne formulation. Moi l'intrépide étudiante en Arts de Great Falls High School, la complice téméraire de mon trio d'amis, toujours prête à défier l'autorité, je tremble devant le silence de mon paternel comme jamais. Il est impossible qu'il renonce à son alliance avec un partenaire aussi important que John Carlton au profit d'un homme insignifiant qu'il considère comme un loser, un type sans avenir, sans argent, sans notoriété.

— Je te préviens, papa, je ne prendrai pas la place de Lessy auprès de Shane. Ce mec...

— Vas-tu te taire à la fin ! scande-t-il du plat de la main sur son bureau. Et rester à ta place ! Je ne discuterai pas avec toi des affaires concernant ta sœur. Tu n'es ni sa mère, ni mon associé, encore moins...

— Ton héritière, je sais ! Et tu m'en vois ravie, l'art m'intéresse davantage que l'immobilier, figure-toi. Et je te rappelle qu'à la fin de l'été, j'entre en deuxième année dans la section des arts de mon lycée.

Il cesse enfin ses tapotements nerveux sur son sous-main et plante son regard clair dans le mien. J'ai hérité des yeux verts de ma mère. Aucune de nous deux n'a les yeux profondément bleus de notre père.

— En quoi cela t'empêcherait-il de te marier ? déclare-t-il d'un ton faussement désinvolte. Je ne vois pas pour quelles raisons Shane, ou quiconque d'autre, chercherait à nuire à tes études. D'ailleurs, de son côté, ta sœur aurait eu tout loisir de poursuivre ses cours de piano. Cela constituait l'une des clauses que nous avions établies dans son futur contrat de mariage.

Il se redresse en soupirant et tend la main vers un tiroir de son bureau. Il en tire une photo qu'il dépose devant lui. Je m'avance sur mon assise pour tenter d'identifier le portrait trop loin de moi.

— Mais la question n'est pas là, reprend-il. Avec ce qui arrive à ta sœur, il n'est pas question de solution de remplacement. Carlton y verrait une provocation qui ne servirait en rien mes affaires. Lui annoncer que notre partenariat devra se construire sur d'autres critères va déjà me coûter assez cher, d'autant plus que les négociations étaient très avancées.

J'éprouve un soulagement relatif à cette annonce, bien que j'aie parfaitement saisi la relation entre moi et la photo qu'il vient de recouvrir un doigt déterminé.

— J'avais de toute façon un autre projet pour toi, me confirme-t-il, tandis que mon monde s'écroule autour de moi dans un fracas assourdissant.

— Papa, tu me fais peur !

AU-DELÀ DE TES OMBRES [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant