Chapitre 3

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À deux pas derrière moi, Lessy considère avec effroi l'image que lui renvoie ma psyché. Elle est au bord de l'évanouissement, une main sur son cœur et l'autre en coupe sur son visage exsangue. Qu'elle reporte son malaise à plus tard, j'ai plus urgent à gérer qu'une femme enceinte, je n'ai pas tout à fait terminé ma transformation.

— Hailey ! Tu as vraiment l'intention de rencontrer monsieur Carlton dans cette tenue ? Papa va être furieux ! s'horrifie-t-elle.

Elle me tourne autour tandis je zippe ma jupe plissée écrue d'un geste déterminé.

— Tu veux dire aussi furieux que lorsque tu lui as annoncé son statut de futur papi gâteux ? me renseigné-je sans m'intéresser le moins du monde à la réponse.

Je dois une fière chandelle à mon amie Wendy à qui j'ai emprunté la parfaite tenue de la petite fille bien sage et bien élevée. Quand je pense que je me suis toujours moquée des jeux stupides auxquels elle s'adonne avec son petit-ami Leroy. Pour une fois, sa sexualité débridée et un brin lubrique me rend service. Ajoutée à la touche virginale du corsage en coton blanc, boutonné haut, dont l'effet blousant masque la poitrine qu'une fillette n'est pas censée avoir, ma jupe plissée complète très bien l'ensemble.

— Hailey ! Cette jupe est bien trop courte. Elle t'arrive à peine à mi-cuisse !

— C'est le principe des mini-jupes, ma Lessy.

Je contemple d'un air songeur mes longs cheveux blonds que j'ai coiffés en deux couettes reposant à l'avant de mes épaules. Je fixe un joli nœud rose sur l'élastique qui les enserre. Je veux que l'homme à qui mon père souhaite me lier par contrat constate que je suis trop jeune pour lui. Et par là même occasion à quel point je pourrais détoner dans son paysage de garçon vacher.

Plus que satisfaite du résultat, je parachève le bouquet final en enfilant mes Vans roses. J'aurais adoré les troquer contre des bottes hautes, mais Wendy chausse une pointure en dessous de la mienne et je n'ai pas eu le loisir d'écumer les boutiques dans ma semaine très chargée.

Il manque le détail qui fait toute la différence. Je rafle au passage ma Fluffy Stuff rose et bleue, goût barbe à papa, et sort de ma chambre la tête haute, la confiserie entre les dents. J'entends l'appel de ma sœur sans y prêter attention. Rien ne peut me détourner de mon objectif. Je dois absolument imposer mes conditions au contrat qu'a préparé mon père avec le propriétaire de Falling Rocks. C'est le nom du ranch où je suis censée passer les prochains jours. Les pierres ne vont pas être seules à chuter quand j'en aurai fini avec son habitant.

Pour marquer ma désapprobation au projet de mon père, j'ai joué les fantômes toute la semaine qui a suivi notre conversation houleuse. J'ai regagné ma chambre tous les soirs sans passer par la case « bisou papa » et attendu que la maison soit endormie, le ventre grondant de protestation, pour me faufiler jusqu'à la cuisine et piller le frigo de tout ce qui était consommable sur place. Et sans laisser de traces dans la poubelle.

Mon père n'a pas cherché à contrer ma décision. Il a besoin de toute ma coopération, et une dispute n'aurait apporté aucune eau à son moulin. Qu'il ne craigne rien, je tiens tous les flots du Missouri à sa disposition.

La porte du bureau est entrouverte. Des voix étouffées me parviennent tandis que je longe le couloir à l'ambiance feutrée. Est-ce intentionnel ? Je m'arrête à deux pas du battant en bois sombre, bénissant les semelles épaisses et souples de mes Vans.

— Non, Carlton, grommelle mon père, vous êtes loin d'imaginer ce que m'a coûté ce désistement...

Plaquée contre le mur, j'ai beau ouvrir grand mes oreilles, je ne saisis pas la réponse du timbre inconnu. Tout ce que je vois, à travers l'interstice entre la porte et le chambranle, c'est une partie de la bibliothèque qui occupe le pan de mur à ma gauche. Les deux hommes se tiennent à l'opposé.

AU-DELÀ DE TES OMBRES [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant