La famille loge juste au dessus du commerce.
Germain vit à gauche et Gédéon loge à droite.
Entre les deux blocs il y a l'appartement de Marie Thérèse.
La somme des trois surfaces est égale à celle de la boutique.
Un ascenseur placé à gauche du bâtiment emmène Germain jusqu'à chez lui.
Un ascenseur placé à droite du bâtiment dépose Gédéon dans son lieu de vie.
Marie Thérèse accède à ses appartements par on ne sait où, mais jamais par les ascenseurs de ces fils.
L'architecture de l'édifice intrigue selon que l'on se positionne au Nord ou au Sud.
En fonction des humeurs de chacun, il est facile d'imaginer un visage cubique, ou un jeu de construction pour jeunes enfants. Par gros temps, certains y voient un vestige d'une guerre meurtrière ou une soucoupe volante en panne de carburant.
Si l'on a une vison anthropologique ou médicale du bâtiment, la ascenseurs latéraux peuvent faire penser à des oreilles, ou au va et vient de la vie et ses paradoxes incessants.
Les mécaniques montent et descendent au rythme du soleil, de la lune et des marées, rythmant les flancs Est et Ouest de la maisonnée dans un mouvement perpétuel inversé qui ne cesse de s'opposé à lui même.
Certains spécialisent de l'esprit émettent l'hypothèse que Germain et Gédéon tentent, invariablement et depuis des années de séparer leurs âmes liées.
Germain utilise exclusivement l'ascenseur de gauche, Gédéon ne monte que dans celui de droite, et les pannes sont inenvisageables, les ascenseurs doivent se croiser sans jamais se retrouver à un niveau identique.
Marie Thérèse, qui ne tient pas à se mêler de l'incongruité de ce va et vient, aime à raconter que vivre dans cet entre-deux inconstant à quelque chose de revigorant. Cette femme, qui se dit du Sud, perd un peu le Nord lorsqu'elle parle de ses garçons. Une mère peut-être poule et succomber malgré tout a une omelette bien cuite .
Sous les trois appartements, la boutique et ses milliers de roues tournent depuis au moins... et sans se soucier du tintamarre familial qui se joue au dessus de leur tête.
Mais si les cyclistes ne se posent pas trop de questions, voire pas du tout, il n'en est pas de même des curieux non sportifs, des scientifiques en mal de réponses, ou des instances municipales et religieuses qui voient sur cette montagne un désordre potentiellement perturbant pour la bourgeoisie bien pensante de la plaine.
Ces gens ont une étonnante capacité à créer des rumeurs et histoires rocambolesques qui aiment planer longtemps en l'air.
Parmi ces nombreuses légendes, ces trois là tournent en boucle :
- Marie Thérèse auraient accouchée de deux roues de vélo sans freins, c'est pourquoi les jumeaux vivraient dans un mouvement perpétuel.
- Le bâtiment cacherait un forage de pétrole et les ascenseurs seraient donc des pompes.
- Cette famille serait d'origine extraterrestre n'aurait plus envie de rentrer chez elle, tellement la région est accueillante....
L'honnêteté de ce récit oblige à dire que, si ces histoires courent et sautillent joyeusement depuis des siècles ce n'est pas seulement à cause de gens grognons et apeurés.
Mais aussi et surtout en raison du rythme de vie peu banal qui perdure tout en haut du sommet.
En effet, qu'ils aient 20,12, 93 ou 67 ans, Germain, Gédéon se relaient dans la boutique en défiant le temps, et cela depuis au moins...
Lorsque l'hiver s'abat sur le toit de la bâtisse, Germain pâlit et prend parfois dix ans. En Juillet, il retrouve des couleurs et ressemble à un petit garçon en culottes courtes.
Inversement, mais pas toujours, Gédéon gagne vingt années de vie aux premiers flocons et se recouvre de rides lorsque le thermomètre affiche plus de 21 degrés Celsius.
Quant au cycle de vie de Marie Thérèse il semble s'être soudainement fixé sur un âge certain sans plus jamais se modifier. Personne ne connaît les raisons de cet arrêt et encore moins sa date anniversaire.
Sa sœur, Cunégonde, qui est pour ainsi dire, son aînée, a bénéficié de ce même arrêt à l'âge ingrat de 98 ans. Ce pourrait être vécu comme une punition, le commun des mortels préférant vivre une jeunesse éternelle. Mais si l'habit ne fait pas le moine, la forme physique fait la nonne...Cette sainte femme coure tous les marathons qui croisent sa route... de Rome à NewYork, elle bat des records de vitesse qu'on explique par une intervention divine.
Les gens de la plaine s'offusquent donc de ces variations incongrues et déroutantes.
Les cyclistes, dotés essentiellement d'un cerveau en roue libre, observent sans commenter les modifications physiques et à contre courant qui touchent, invariablement et tour à tour , Germain et son jumeau.
Le but essentiel des hommes aux mollets affutés étant de rouler coûte que coûte, tout le reste ne les regarde pas. A partir du moment où ils parviennent à avoir un coup de pédale soyeux, inutile de compter les brins d'herbe. Commenter un phénomène sans queue ni tête reviendrait pour eux à rouler sur la jante alors qu'ils aspirent seulement à prendre le bon wagon.
Lorsqu'on leur demande si Germain et Gédéon se ressemblent physiquement ou moralement, les cyclistes changent de braquet et expliquent que les règles manquent sur ce haut sommet et que l'âge n'en fait qu'a sa tête.
Selon certains sportifs plus curieux, les deux frère s'affrontent depuis toujours dans une course effrénée à la différence. Et jamais ils ne pourront rouler en peloton, mus par cette obsession d'être le contraire de l'autre, et par peur de ne faire qu'un sur la ligne d'arrivée.
Ces cyclistes, qui peuvent être parfois de fins observateurs sans en avoir vraiment conscience, reconnaissent que ces Jumeaux les laissent souvent dans un état perplexe.
Car en plus d'être sans âge précis, en plus d'être Gémeaux et Jumeaux, en plus de n'être calés sur aucun temps, aucune horloge, aucune montre, seulement sur leurs humeurs respectives, en plus de tout cela, Germain et Gédéon sont aussi parfois diurnes, parfois nocturnes.
Certains Hiboux y ont perdu leur latin et ont dû changer de région pour retrouver leur esprit.
Les jumeaux jouent avec le temps, jonglent avec les jours et les nuits, sans se soucier du qu'en dira-t-on, manipulant le mouvement des ascenseurs latéraux comme s'ils orchestraient un opéra sans partition.
Les touristes en visite dans la région s'étonnent que l'inconstance de ce haut sommet puisse encore faire jaser. Car ces passants d'un week end ignorent l'essentiel.
La haut, beaucoup de questions restent sans réponses, c'est évident...mais quelque chose d'irrationnel impose un inconfort, depuis au moins...
Celui qui atteint le sommet sans encombres, parvient à ranger ses interrogations le temps d'un achat dans cette boutique étonnante. Mais alors qu'il s'apprête à redescendre dans la vallée, toujours, il se retourne pour regarder au-delà de la bâtisse.
Et à chaque fois, un frisson d'effroi le traverse. Une peur glaçante s'agrippe le long de sa colonne vertébrale car il sait.
Tous savent que, derrière le bâtiment, se trouve un troisième ascenseur.
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Deux roues
Short StoryDes jumeaux et leur mère tiennent une boutique de vélos tout en haut d'une montagne. Un grain de sable va perturber leur vie, pourtant peu banale, en quelque chose de plus compréhensible.