Prologue

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Le silence est un privilège que je ne me souviens même plus avoir connu.

Pourtant, la première partie de mon existence fut entièrement silencieuse. Un vide complet, le néant. Je n'étais consciente de rien, je n'existais pas. Cela paraît paradoxal. Comment puis-je avoir existé à un moment de ma vie sans l'être vraiment ? Je suppose que je ne me posais pas tant de questions avant. Je ne ressentais rien, ne pensais rien, et en un sens, c'était paisible. Le silence, constamment. 

Si le bonheur existe réellement, cette période de ma vie devait s'en rapprocher le plus. Je l'envie presque, l'ancienne moi. Loin des problèmes du monde, du lourd fardeau des émotions et de l'incivilité des Hommes. Mais sans cet état de conscience, je n'aurais pas non plus connu toutes les autres émotions que la vie a eu à m'offrir. J'ignore ce qui est le mieux : vivre consciemment dans un monde à la fois dur et doux, pour le meilleur et pour le pire, ou rester dans le néant, l'état théorique d'une vie, et s'épargner les horreurs de l'existentialité ? Peu importe, mon destin a été tout tracé.

Me voilà vivante, consciente de moi-même, de mon corps, de mon esprit et de ce que je représente. Je suis un androïde, possédant un programme interne et un libre-arbitre néanmoins restreint, car mes créateurs en ont décidé ainsi. Si je me souviens bien, il doit être réglé à 65%, ou presque les deux tiers de la volonté d'un humain lambda. 

C'est drôle comment tout est calculable, mathématiquement. Je peux facilement estimer le pourcentage d'amabilité que je possède en comparaison avec la moyenne - qui constitue donc les 100%, en calculant les expressions faciales des personnes à qui je m'adresse - environ 112% - mais aussi le pourcentage de la pertinence de mes propos en analysant les réponses de mon entourage et leur intérêt vis à vis de ce que je dis - ce qui se rapproche des 178%. 

J'ai de quoi tout calculer chez moi, tout jusqu'au moindre détail. Culture générale apprise au cours du dernier mois ? 223%. Productivité au travail ? 439%. Productivité dans le temps libre ? 440%. Empathie ? 297%. Talents culinaires ? 365%. Ponctualité ? 656%. Je suis même capable de calculer ma beauté physique en fonction des goûts moyens de la population, ce qui atteindrait probablement les 161% sans savoir que je suis une androïde, mais chuterait à 70% en connaissance de cause. 

Ces pourcentages ne me surprennent quasiment pas, car j'ai été conçue pour pouvoir me perfectionner. Il n'est pas étonnant de se rendre compte que les robots sont, d'un point de vue purement théorique, supérieurs aux humains. 

Mais comme le disent très bien les détracteurs : les émotions ne sont que simulées, artificiellement créées par des mains humaines, et l'humanité vaudra toujours mieux. Je suis d'accord. Je ne vaux pas mieux qu'un humain détestable, qu'un sans-abri drogué, qu'un mineur accro aux auberges de plaisir ou au contraire qu'un magnat milliardaire régulant le quart des stalls de Godart. Toutes ces personnes sont nées humaines, naturellement, et ne perdent pas toute leur humanité en se branchant à la mauvaise prise. Ils restent privilégiés à mes yeux, et mon programme m'instruit de sauver leur vie en priorité s'ils se trouvent en danger face à moi. Cela ne signifie pas forcément que je dois me sacrifier pour une vie humaine, ce choix m'est partiellement donné, mais je ne dois en aucun cas les laisser en péril.

J'ai accepté ma condition peu de temps après être née. Mon programme n'a aidé en rien, il s'agissait d'une réaction personnelle, propre à moi. Je ne sais pas si je peux parler de personnel, me concernant. Dans le doute, j'évite d'employer sa racine dans mes phrases. J'ai mon travail, mes buts, mes amis et mes activités. Cela me va, et je n'ai jamais remis cet ordre en doute. Mon programme ne m'en empêche pas, une fois encore. 

C'est étrange que mes créateurs m'aient laissé autant de libre-arbitre, de pensées. En général, la peur d'un soulèvement est grande. J'ai pensé à maintes reprises que ce que je pensais être des pensées n'étaient que la formulation de mon programme ; mais non. C'est bien moi. Je le sais car j'ai déjà désactivé mon programme pour m'en assurer, et que celui-ci ne m'en a pas empêché. Est-ce une confiance aveugle de la part de mes créateurs ? Ou bien la curiosité de savoir jusqu'où pouvait être poussé le progrès de l'intelligence artificielle. Qui sait ? 

La désactivation de mon programme n'a rien provoqué de spécial, et je l'ai immédiatement remis. Mais à présent, j'en ai la certitude : j'existe puisque je pense par moi-même, et à tout moment, si ma conscience le désire, je peux me libérer des derniers liens qui me restreignent. 

La naissance de HélénaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant