Chapitre 1 : Plaisir irrépressible (suite)

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Un doute plane depuis notre rencontre. Plusieurs questions percutent mon esprit. A-t-il ressenti la même chose que moi ? Je me projète ô combien confusément et éprouve du bonheur à l'idée d'imaginer un rapprochement. L'interdit, l'inadmissible, l'inconcevable. Je cours droit au pêché et je le sais. L'amour est fait de sperme et de larmes, comme une lumière aveuglante qu'on reçoit pleine rétine. Une abnégation de soi, pour l'autre. Il a réveillé en moi la personne qui se cachait depuis bien trop longtemps. Allô la Terre ? Je reviens tout juste de 49 années d'état de conscience altéré. Bon, la vie, c'est toujours autant de la merde, mais au moins je sais qui je suis. Un homme d'apparence louable, faussement candide, qui a ses travers comme tout le monde. La seule différence entre vous et moi, c'est que je l'assume auprès de vous aujourd'hui. Les deux s'en vont tels deux anges, au milieu d'un chaos dont ils sont en partie responsables. Je sais que ma femme se doute de quelque chose. Rose et Ernest sont repartis jouer entre eux. 8 ans et 12 ans, 4 années d'écart. Parfait, ils se stimulent entre eux et moi, je suis seul face à ma femme. 
Ce bonheur immémorial qui nous liait pourtant, où est-il aujourd'hui, après 10 ans de mariage ?
Encore le début de belles déconvenues qui s'offrent à moi.
Spectacle extraordinaire et odieux d'une tentation tout à fait détestable.
J'en viens à me demander s'il ne faudrait pas que je la baise pour combler les blancs.

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Je scrute son visage, sa figure d'ascète, penchée sur le côté en lisant son livre. On dit d'une femme silencieuse qu'elle possède une grande présence d'esprit. Eh bien, je n'aimerais pas être dans sa tête en ce moment. Ses pensées en dédale, sous une lumière stellaire qui la font chanceler, écorchée vive par un schéma merdique qui perdure. Ses ongles sont assaillis d'angoisse. Elle a la peau rêche et les cheveux cassants. N'importe qui d'humain aurait mis un terme à cette belligérance meurtrière. Mais il fallait que je fasse cette rencontre. La regarder dans cet état me fend le cœur. Victime de cette immuable platitude résultant d'une histoire inachevée, laissée pour morte. Je regrette l'époque où elle était pimpante et heureuse de l'être. Aujourd'hui, elle ne prend plus soin d'elle. De toute façon, pour qui voulez-vous qu'elle se prépare ? Il est 18 h, j'entends Oliver faire ses affaires et s'apprêter à sortir de la chambre de Noah. Je sais qu'il n'habite pas loin, mais c'est l'hiver et il fait nuit tôt.
Je lui propose de le ramener chez lui. Proposition acceptée.
D'une facilité sans nom. Qu'est-ce que je fous ? Bon, tout va bien, il s'agit simplement de le raccompagner. Il fait nuit et il commence à pleuvoir.
Je pense qu'il ne regrette définitivement pas d'avoir accepté mon lift.
Pas très éloquent ou timide à voir. Je vois sa jambe qui bouge et son regard errant sur la droite. Allez, je me lance. Il faut qu'on échange au moins quelques mots.
Je ne sais pas s'il est mal à l'aise, mais sa voix est différente.
Je me demande si ça me plaît.

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Trois heures à travailler sur leur devoir en commun, qu'ils devront travailler tous les mercredis. Quelle bonne nouvelle. Je propose sur-le-champ que ce rendez-vous quotidien se déroule à la maison, car je vous le donne en mille : le réstau' est fermé le mercredi ! Je ne veux pas paraître trop entreprenant, mais il ne semble pas contre cette idée. On est devant chez lui. À mercredi, me dit-il d'une voix suave.
Je me remets en route, mais il faut que je m'arrête sur le bas-côté. Une rivière coule sur mon pare-brise, les voitures font trembler mes portières. Vu d'ici, ça sonne un peu chaotique, mais tout va bien. Mon ventre me tord de douleur, je tourbillonne intérieurement et repense à ses derniers mots. À mercredi. À mercredi... Putain, le siège sent son odeur. Ce parfum m'obsède. Je n'en peux plus de cette tension palpable qui parasite mon esprit. Il faut que je rentre, je ne sais pas combien de temps je suis parti, mais Kate va finir par me soupçonner de quelque chose. On dirait le scénario d'un mauvais film d'horreur, mais encore une fois, tout va bien. Ce garçon me retourne le crâne et, à 49 ans, j'aimerais bien vous y voir. Me voilà rentré à la maison, Kate a encore mangé sans moi. J'ai sans doute balayé ce brin d'espoir rattaché à la trop fragile conviction qu'un jour tout ira mieux. Les enfants sont couchés, je suis seul dans le salon.
Oliver a oublié son écharpe, il ne faut pas que Noah la voit. Je ne sais pas trop où la mettre, parce que si Kate tombe dessus... Mon dieu, cette odeur. La même que sur le siège de la voiture.
Mes doigts touchent son tissu douceâtre, l'agrippent et l'embarquent.
Il faut que je lui trouve un endroit.

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On a deux voitures avec Kate. La mienne lui fait peur, elle ne la conduit jamais. Je me dis que je peux la cacher à l'intérieur. Je l'étreint ardemment avant de la glisser dans la boite à gants. Ce sera mon petit rituel du soir, respirer l'effluve d'un fruit défendu et indéfendable. Caché des regards accusateurs et d'une réalité fracassante, je m'adonne à ce plaisir irrepressible. Allongé dans mon lit, le début d'une longue introspection commence. Défaillance du système émotionnel enclenchée. Si proche et pourtant si loin. Putain, si vous saviez comme j'abhorre ce moment. Je fuis mes vieux démons et je me vautre dans le stupre, comme dirait mon grand-père. Pitié, pincez-moi. OK, j'ai dû m'endormir vite, il est déjà 7 h, je dois aller travailler. Tiens, j'ai un mot sur la table. « J'ignore où tu étais hier soir après avoir déposé Oliver. » Ton comportement est très étrange, tu es distant. Restaurant ce soir à 20 h ? J'ai booké celui qui fait l'angle... À ce soir. »Bon, ça va, ça aurait pu être pire. Mais je suis dans un état pitoyable. J'ai l'impression de ne pas avoir dormi depuis 15 ans. Ma vie me fatigue, je suis sous pression, désarçonné. Oliver tourne en rond dans ma tête, comme un poisson rouge dans son bocal.
Je dois tout faire afin de ne pas être dévoyé par cette parade Luciférienne.
Arrivé au travail, je n'ai qu'une idée en tête : être mercredi.
Je sens que je vais foirer ma journée. J'ai deux employés malades, une autre en arrêt maladie prolongé, et pour couronner le tout ? Mon meilleur atout est en congé maternité.

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On est 5 en cuisine, mais j'ai une assistante chef avec moi. Rien qu'à nous deux, on assure un service d'exception dans un des meilleurs restau' de Manhattan. Susan est une femme de caractère au cœur tendre, comme un bon Paris-Brest. Les cheveux courts, très blonds et la carrure de mon père. La trentaine, de nature affable, elle n'hésite tout de même pas à vous mettre un bon coup de collier quand c'est nécessaire. Mais elle n'est pas là et le reste de l'équipe, ce n'est pas encore ça. On a Thomas, ce pleutre sans intérêt qui confond encore le sel et le sucre et qui entame son 2e mois. Toujours désespérément là, où on l'attend. Jenny, ici depuis 7 mois, cette parfaite contemptrice qui ne s'entend avec personne. Pas même la réceptionniste. Et enfin Marius, le roi des blandices, ici depuis 2 ans. C'est la Cour des Miracles. À 8 h chaque matin, j'ai l'impression d'être dans « Freaks » de Tod Browning.
Pourquoi je ne change pas d'équipe ? Parce que ces énergumènes sont quand même vachement doués. Enfin, excepté Thomas qui ne va pas tarder à retourner au Buffalo Grill. En réalité, je suis un peu vache envers eux. Susan me canalise quand elle est là.
Putain. C'est déjà le deuxième plat qu'on nous renvoie en cuisine. Normalement, je gueule pour bien moins que ça. J'exècre l'erreur, je veux du tangible. Cette eau à moitié croupie qui attend dans l'évier, ce n'est pas possible, par exemple. Un effort d'hygiène serait appréciable.
Comment peut-on travailler dans un restaurant étoilé et être si improductif ?
Bon, détends-toi David, tu revois bientôt Oliver. C'est pas le moment pour un burn-out.

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