Chapitre 3 : Les résolutions amères

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Noah nous regarde avec stupeur entre les barreaux des escaliers. Ses yeux ronds comme des billes me renvoient à l'échec familial qui nous fractionne actuellement. « Monte dans ta chambre, Noah s'il te plaît. Désolé pour le bruit, ta mère a un peu bu. » J'ai réussi à repousser le moment, mais pour combien de temps ? Je suis Noah et monte également dans ma chambre le temps que ma femme s'endorme sur le canapé. Je lui aurais bien laissé le lit, mais vu son état, c'est un exploit si elle atteint la troisième marche. Il faut que je me déshabille, mais je crains un nouvel affront. Finalement, la nuit passe, un silence de marbre pèse dans la maison, je me demande si Kate est toujours en bas. La pensée mue et le cœur plus doux, je l'imagine assise sur le canapé, la lumière traversante du salon se déposant sur son visage. Mais ne vous leurrez pas, rien de tout ça n'arrivera. Kate n'est pas là, mes enfants non plus. Que se trame-t-il encore. Putain, il est quelle heure ? OK, 12 h. Où est-ce qu'ils peuvent bien être ? J'ai pas dormi de la nuit et je sais que ma fille Noah non plus. À tous les coups, Kate les a emmenés en ville pour déjeuner... Elle doit avoir une sacrée dégaine et une super haleine, après tout ce qu'elle a bu ! Mon petit doigt me dit qu'il n'y a que de l'eau à table et qu'elle compte ses cheveux en attendant son plat.

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Il reste un fond de pâtes, ont-ils déjà mangé ? J'appelle Kate. « Vous êtes bien sur le répondeur de Kate, laissez-moi un message et je vous rappellerai dès que possible. » Alors là, ça sent pas bon. Le téléphone éteint, pas de nouvelles. Autant manger les pâtes qui restent, j'aviserai ensuite. De toute façon, ils ne doivent pas être très loin, toutes leurs affaires sont ici. Je sais que vous aimez les tragédies et tout ce qui brise le cœur, les satires du système et les mots dégueulasses. Ah ça vous fait bander ces propos véhéments qui balayent tout sur leur passage.
Une douche me fera du bien.
Le téléphone sonne, mais trop tard : je suis déjà trempé. C'est ma femme « David, il n'y a pas de réseau ici. Comme tu as pu le voir, nous sommes partis. Mais on te propose de nous rejoindre au D'Espresso pour déjeuner, en espérant que tu ne te lèves pas trop tard. On t'y attend jusqu'à 13 h, sinon on ira ailleurs. » Merde, il doit être 12 h 30. Je cours et j'enfile tout ce que je trouve à portée de main. 13 h 01. Just in time.
Je prends le temps de regarder dans la devanture sublime mes cheveux hirsutes.
Et là, j'en prends clairement plein la vue : des livres jonchent le sol et les murs, ainsi que le plafond. Cet endroit est somptueusement décoré.
Mais malheureusement, aucun décor ne me ferait oublier la situation, ni ma famille qui est assise au bout et me regarde abasourdie.

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J'embrasse mes enfants sur le front, ne sachant pas s'ils sont au courant, et m'assois. Ils ne semblent pas perturbés, mise à part Noah, peut-être. Je regarde le menu et reste calme en attendant que le serveur prenne notre commande. Mon fils Ernest se lève pour aller aux toilettes, Rose utilise les crayons de couleur mis à disposition pour les enfants et Noah est sur son téléphone. Kate a la trogne fruste et la posture emphatique, je n'ose pas m'y heurter. Je crois que le mieux pour tout le monde est que je quitte le foyer familial. Je me trouverai un appartement non loin des enfants pour que l'on puisse continuer à nous voir. J'ai encore beaucoup d'amour pour Kate, si acerbe soit-elle, mais je ne me priverai pas de voir mes enfants. Sans eux, j'ère sans but, moribond jusqu'au cœur et je ne veux pas m'y résoudre. Ernest est de retour, le serveur est là, il est temps de commander. « Il y aura trois burgers au poulet pour tous les trois, et le plat à partager pour les deux derniers. A côté on vous prendra une bouteille de Saint-Émilion et de l'eau plate. » Bon, maintenant que j'ai déblayé le terrain, je suis prêt à recevoir sa rancune colossale. On m'appelle le confiseur de pitié, celui dont on se gausse volontiers et contre lequel on s'insurge. « J'ai proposé aux enfants de nous aider à transformer la penderie en chambre d'amis. Qu'en penses-tu ? » me dit Kate. J'ai vite compris que ça deviendrait ma nouvelle chambre.
Très surpris de sa réaction, je comprends également que les enfants ne sont au courant de rien. Je fais mine d'être d'accord, quoique j'aurai payé cher pour voir ma tête à ce moment-là.

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Je réponds machinalement : « C'est une excellente idée ! », Kate me sourit et ajoute un « parfait » amical. On déjeune dans une ambiance tout à fait ordinaire, empreinte d'une ère nouvelle. Je conserve une attitude des plus normales et m'adonne à cette mansuétude inévitable. Kate est souriante, les enfants passent un bon moment, tout va bien. Tout va bien. Ces trois mots faciles à dire et pourtant. Il va être 15 heures, il est temps de rentrer à la maison et de commencer à faire ma « chambre ». J'ai tout de même remarqué un changement de comportement chez Noah, il va falloir qu'on discute tous les deux. À mon avis, elle a tout entendu et ignore quoi penser. Nous voilà à la maison, c'est parti, on s'applique à la tâche, en musique. En deux heures de temps, cette salle qui n'était qu'une penderie est devenue une jolie chambre. Ma jolie chambre. Sans le savoir, mes enfants sont les témoins de mon jugement dernier, cette tempête négatrice qui creuse peu à peu un fossé entre eux et moi. J'ai hâte de discuter avec Kate pour comprendre ses intentions. Peut-être a-t-elle compris, mais ne souhaite pas mon départ ? Si cet amour vétuste nous sauve d'une fin brutale, la réalité est bien là. Je laisse passer cette journée et m'occupe à lire et regarder la télévision. 18 h 30, Kate est dans le salon au téléphone, impossible de lui parler. Les enfants sont tous à leurs occupations, je vais peut-être aller voir Noah. Elle est dans sa chambre sur l'ordinateur, la porte est ouverte. « Noah, t'as une minute ? » Elle tourne la tête, me regarde puis me dit : « Je sais qu'avec maman vous avez des problèmes, mais ça ne me regarde pas. » Là, je réfléchis clairement à deux fois avant de m'exprimer.

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Un sourire fera l'affaire, je n'ai pas envie de griller mes cartes maintenant. Préservons un équilibre sain, jusqu'au jour où j'aurai mon chez moi. Kate n'est plus au téléphone, je descends et en profite pour lui parler seul-à-seul. « Alors je dors dans la chambre d'amis désormais, c'est ça ? », je ne suis pas sûr de la réponse. « C'est ça. Pour le bien des enfants, pour l'instant, on fait comme ça. On leur annoncera notre séparation plus tard. Et puis on ne leur dira jamais pourquoi ». Le problème est qu'elle ne peut pas faire ce qu'elle veut de moi et je ne resterai pas contre mon gré. « Kate, je ne peux pas rester. » Dis-je. Confite en dévotion, elle me supplie de rester. Rupture soudaine avec la pensée, j'ai l'impression d'être un arbre séculaire, impassible à toutes émotions. Je réponds promptement : « Très bien, très bien ». La tension est palpable, mais nous restons courtois. Pas évident lorsqu'il y a encore des enfants en bas âge. Je propose qu'on boive un coup, pour désamorcer la bombe et crever l'abcès. Kate ne semble pas réticente à l'idée de noyer nos problèmes dans un bon verre de whisky. Quoi de mieux que l'ivresse pour ainsi fuir cette réalité meurtrière ? Nous sommes tous deux abattus, prêts à rejoindre le sépulcre de nos regrets. C'est dans un demi-jour qu'elle m'apparaît soudainement vide, comme si nous avions enfin mis un terme à notre histoire. « Passée ». Voilà le terme que je cherchais, une histoire « passée » malheureusement arrivée à son terme.

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ProjectionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant