Chapitre 6 : Un virage de trop

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Autant me servir un nouveau verre de vin à ce rythme-là, parce qu'on n'est pas rendu. Je dépose à peine les financiers que David me barre le passage et se sert avant moi. « Tu pouvais pas attendre deux secondes, le temps que je me serve ? » lui dis-je, agacée. J'ai comme la nette impression qu'il cherche à m'attaquer sur tout et rien. M'en veut-il ? Je suis habituée, vous non. Alors laissez-moi vous expliquer deux ou trois choses au sujet des personnes un tant soit peu lunatiques dans le genre de David. Si vous avez le malheur de ne pas être efficace et rapide, vous aurez le droit à une réflexion digne de ce fameux patron, dont le front perle depuis 5 heures du mat'. Il faut réussir à le suivre, je vous l'accorde. Donc, si je vous résume la chose : être rapide, perspicace et, si possible, être un homme. Oui, puisque David aime les hommes apparemment. « Tu commences sérieusement à me gonfler, Kate, toutes tes réflexions en public ne sont pas les bienvenues. » D'accord, c'est noté, chef, je range le tablier, j'en ai ma claque d'être la seconde. Tout le monde mérite de pouvoir s'exprimer dans cette maison. « Tiens, tu débarrasseras comme tu as tant l'habitude de faire, moi, c'est bon ! » dis-je d'un ton très ironique. Noah se lève et s'exprime d'une voix très vive : « C'est bon là ? On vous dérange pas ? » Oliver se lève également et dit à voix mi-basse : « Ne vous en faites pas, je m'en occupe, je peux débarrasser ».
Je me sers un autre verre de vin et m'apprête à admonester ce pauvre jeune homme qui ne mérite pas mes dérives dévastatrices, teintées de pourpre.
La scène risque de se produire sous le regard contempteur de Noah et c'est tant pis.

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« Oliver, merci vraiment, mais je t'assure, on n'a vraiment pas besoin d'une personne en plus pour s'ajouter à ce capharnaüm ambiant. Alors je t'invite à monter avec Noah on s'en charge ! » dis-je impatiemment et sans trop articuler. Je suis navrée d'avance de m'emporter comme cette soupe au lait qu'on aurait oubliée trop longtemps sur feu doux. J'aurais aussi pu utiliser la métaphore de la cocotte minute, mais elle convient plus à David qu'à moi. La porte d'entrée se ferme, David me regarde, Noah descend les escaliers en courant. « Oliver est parti à pied ! » Il a préféré partir de la maison parce que tu lui as crié dessus, maman ! Vous êtes irrespectueux et égoïstes ! » Hurle Noah de toutes ses tripes. David ne réfléchit pas et sort pour le récupérer sur la route et probablement s'excuser. Je le suis en lui demandant expressément de m'attendre, ce qu'il ne fait pas. « Je m'en occupe Kate ! » me répond-t-il. Je lui crie « Très bien, CHEF ! » dans la figure et m'empresse de faire demi-tour. J'aperçois David monter dans sa voiture et prendre la route en direction de chez Oliver. J'ouvre le garage et monte dans ma voiture pour les suivre. Sauf que j'ai bu un peu plus que tout le monde. Je crois d'ailleurs être la seule à avoir bu de l'alcool. Bon, je suis déjà en voiture à l'heure où je vous parle, je crois que c'est le moment d'intervenir. J'ai fait une connerie, une grosse connerie.
Il est 17 heures, on est en hiver, la nuit commence à tomber. Les virages me paraissent compliqués et on me fait des appels de phares.
Ah ! J'ai oublié de mettre les miens.

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C'est bon, mes phares sont mis, effectivement, j'y vois plus clair. Enfin, quoique. Allez, j'ouvre la fenêtre, ça va le faire. Silence. Et là, trou noir. Tout ce dont je me rappelle, c'est de ne plus pouvoir différencier le ciel de la route. Je crois que j'ai fait plusieurs tonneaux, mais j'ignore où j'ai atterri ni dans quel état je suis. Ni si ma voiture fonctionne toujours. À mon avis, c'était pas un simple tête-à-queue, parce que j'ai l'impression que la voiture est plus courte d'un côté que de l'autre. J'ai envie de vomir et je n'arrive pas à bouger mes jambes. Elles sont coincées sous le volant qui a été enfoncé. Putain, je crois qu'on est dans un arbre, Kate. Allez, ma fille, tiens bon, ça va bien se passer, y a bien quelqu'un qui te trouvera sur le bas-côté. J'entends les battements de mon cœur, j'ai l'impression que mes oreilles vont exploser. Je vois plein de fumée et un de mes phares qui clignote. Ah ça y est, j'entends le bruit d'une voiture. Pourvu que la personne s'arrête et m'aide. C'est David, il s'est garé et vient vers moi en courant ! « David ! C'est toi ? David ! » Je l'entends, il est au téléphone ! J'ai du mal à tout comprendre : « Oui, tout à fait, sur le bord de la route à la sortie de Manhattan ! Faites vite, SVP, puis David raccroche.
Voici la seule et unique phrase que j'aurai entendue de mon mari aujourd'hui. Ce n'est pas possible, c'est un cauchemar. Oui, David est parti, il a déserté les lieux. Il est parti, il a laissé sa femme encastrée sur le côté d'une route, sans même venir checker son état de santé.
Je ne le reconnais plus désormais et il n'est plus personne à mes yeux !

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J'ai du sang dans la bouche, il faut que je le crache. J'arrive tant bien que mal à éteindre le moteur qui montait dans les tours et j'ouvre la porte avec un bras. Voilà les voitures à la rescousse. Les pompiers tentent une première fois de m'extirper de là, mais impossible, mes jambes me font très mal et elles ne veulent pas se décoincer. Effectivement, le volant m'a enfoncé le tron dans le siège, et mes jambes sont littéralement bloquées. Il va falloir démonter le volant de la voiture pour me sortir de là. Génial, encore une journée qui finit bien. Je termine en brancard, assommée de questions les plus basiques les unes que les autres et pourtant si difficiles à répondre. J'ai du mal à exprimer ce que j'ai en tête et à cordonner ma bouche. Quand je repense à tout ce que j'ai fait, à l'inanité de mes efforts pour maintenir ma vie de famille... Et que je vois ce résultat, cet acte horrible et lâche, je me dis merde, quand même. Cet homme devenu malingre, lui qui était trapu et bien portant, n'est plus l'homme que j'ai épousé. Comment a-t'il pu me laisser pourrir ici et se contenter d'appeler les secours ? J'entends des questions en fond comme un vieux jazz dans la vieille jaguar de mes parents : « Madame, quel âge avez-vous ? Quelle est votre date de naissance ? Vous m'entendez ? Vous M'ENTENDEZ ? »
« OUI ». C'est tout ce que j'avais à leur répondre. Ni plus, ni moins qu'un OUI.
Et voilà qu'ils chuchotent entre eux : « Bon, quoi qu'il arrive, on l'emmène à l'hôpital pour une IRM cérébrale en urgence, scanner pour multiples contusions et potentielles fractures des membres inférieurs. Risque d'atteinte de moelle épinière à surveiller également. »
Wow, ça en fait un paquet de choses.

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Je ne sais pas qui conduit, mais je ne suis pas certaine d'arrivée en vie. J'étais presque mieux dans la voiture coincée dans le ravin, entre le volant et le siège. Me voilà arrivée à l'hôpital, prise en charge par une équipe. À peine arrivée, les médecins ne perdent pas une seconde et m'emmènent d'urgence dans la salle d''I.R.M. Quelques instants plus tard, on m'indique que mon cerveau est intacte et qu'il va falloir cette fois-ci vérifier que tout fonctionne correctement ailleurs.
Bilan de l'accident : 6 côtes fêlées, la clavicule déplacée, triple fracture des deux jambes, multiples contusions (hématomes, ecchymoses) sur tout le corps et tout un autre tas de petites choses sans grande importance. « On va vous garder pour vous faire les soins nécessaires et notamment vous plâtrer les deux jambes. Vous aurez un fauteuil roulant pour au moins 3 mois, si ce n'est plus, vu la gravité de l'accident. Nous vous gardons ici le temps de vous remettre sur pieds. « Enfin, vous m'avez compris ! » me dit l'infirmière qui rapporte les dires du médecin. De toute façon, je n'ai pas le choix. L'heure tourne, une de ces irascibles infirmières me sert le repas, mais je n'ai vraiment pas faim. Allez, goûtons. Ah bah, c'est dégueulasse. Peut-être qu'un sourire l'aurait rendu meilleur, qui sait. Le médecin arrive pour m'expliquer la suite des événements. Quelques secondes dans ma chambre et sa tête d'aigrefin ne m'inspire déjà pas confiance.
Bon, Kate, c'est le moment de laisser la médecine se charger du reste. 


--> LA SUITE CE DIMANCHE 18 H :-)

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