Chapitre 7

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Hailey

J-11

Bizarrement, tout le monde s'est remis à me parler. Sauf le muet, mais c'est logique, non ? Soit le grand chef a recadré le personnel, soit son retour a délié les langues. Plus les jours passent, et moins je comprends les intentions de ce gars. Il prend en tout cas un malin plaisir à me laisser mariner dans mes doutes. Il attend sans doute que je lui mange dans la main comme un gentil toutou.

En parlant de toutou, l'espèce de rat à moitié pelé et au museau pointu qui tient lieu de chien à la famille Kent n'a pas de nom. Je l'ai surnommé Gopher, sa ressemblance avec le rongeur qui retourne les prairies est évidente. Il suit Jackson Kent dans tous ses déplacements, comme s'il était relié à lui par une laisse invisible.

Le père de Carlita est un homme adorable, bien ancré dans la cinquantaine, buriné par la vie, le visage raviné par le vent qui sévit au pied des Rocheuses, et sans doute aussi le froid qui ne pardonne pas ici en hiver. On est loin du confort des grandes villes avec chauffage intégré et chasse-neige déblayant les voies avant le lever du jour.

J'ai appris que Carlton a racheté ce ranch il y a seulement cinq ans. Pour un homme qui ne connaissait rien à l'élevage et aux cultures de céréales, il ne s'en est pas trop mal sorti. Jackson m'a confié qu'il a depuis doublé la rentabilité de son exploitation.

Ils sont une quinzaine de permanents sur le ranch, et autant de saisonniers durant les temps forts comme le tri des bêtes, le branding (1) et le rassemblement du bétail vers les pâturages d'hiver. Quatre mille Black Angus sont réparties sur les trente mille acres (2) de Falling Rocks. Je n'avais pas la plus petite idée qu'une telle immensité puisse exister sur un seul ranch.

— Jackson, l'interpellé-je lorsque le cow-boy passe non loin du corral où je suis adossée. Ces chevaux ont terminé leur journée de travail. Vous croyez que je pourrais en seller un ?

Le bonhomme se déhanche jusqu'à moi, l'air ennuyé. Il est au moins la dixième personne à qui je pose la question depuis ce matin. La réponse a été « non » toute la journée. J'ai tardé à m'adresser à lui parce que j'hésitais à le plonger dans l'embarras. Je commence à entrevoir la manœuvre de Clin d'œil pour tester une nouvelle fois mon obéissance.

Seulement voilà, ces chevaux qui ont l'habitude d'évoluer en liberté autour du ranch vont bientôt être relâché jusqu'à demain. J'ai entendu un des gars l'évoquer.

— Je ne comprends pas ce qui m'empêche de partir en balade, râlé-je sans élever la voix afin de le ménager. J'ai vu des touristes plus mauvais cavaliers que moi monter ces chevaux.

Jackson ne cesse d'enlever son stetson, de se gratter la tête et de remettre son chapeau tout en marmonnant dans sa barbe. Si tout le monde me parle à nouveau, je n'en obtiens pas pour autant les réponses que j'attends. Clin d'œil a-t-il peur que je rentre à Great Falls à cheval ?

— Je m'ennuie, Jackson. Il n'y a rien à faire ici, à part aider en cuisine et nettoyer la maison de fond en comble. J'aimerais aussi pouvoir me détendre.

— J'me doute, jeune demoiselle, mais c'n'est point moi qui commande.

— Ne me dites pas que le grand chef a donné des ordres dans ce sens ! m'énervé-je en agitant les bras.

— Rien à voir avec vous, plaide le vieux cow-boy avec un regain d'énergie. On a un mustang qui traîne dans les parages et vole les juments dans les ranchs au passage. Il remonte depuis le Colorado en se planquant quelque part dans la montagne avec son harem. On a eu l'info il y a deux jours. On suppose qu'il se dirige vers le Canada, alors, vous comprenez, les juments ne quitte pas le ranch jusqu'à nouvel ordre, et les hongres sont tout réquisitionnés pour le travail et les touristes.

AU-DELÀ DE TES OMBRES [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant