Chapitre 8

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Hailey

J-9

Cette attente interminable commence à me peser. J'ai une furieuse envie de tout envoyer balader. Je suis à présent convaincue que Carlton me maintient délibérément dans l'inactivité. Cet abruti me met à l'épreuve. Il dépense son énergie tous les jours au milieu de ses vaches tandis que je me morfonds avec peu de moyens pour occuper mon temps. Il espère que je vais péter les plombs, lui prouver ainsi qu'il a raison d'attendre jusqu'au dernier moment pour me livrer ses confidences foireuses.

Je me demande quelles seraient mes chances de rentrer en stop sans être obligée de passer la nuit dans un abri quelconque sans un dollar en poche. Le vicieux a tout prévu. Pas moyen de soudoyer un de ses hommes, que ce soit pour emprunter un pick-up ou me faire raccompagner. Sans parler des chevaux qui me sont toujours interdits. Que je prenne le risque de me perdre en montagne ? C'est ça ! À d'autres !

J'ai exhumé le carnet de dessins que j'avais conservé au fond de mon sac. J'y tiens assez pour l'y avoir placé en premier quand je l'ai préparé. Il est plus qu'un exutoire pour moi, ou un cahier d'exercices avant d'intégrer la section des Arts de Great Falls High School dans quelques semaines. Ma mère me l'a offert pour mes onze ans. Un mois avant sa mort. Ça fait neuf ans maintenant que j'économise chaque page en utilisant le moindre espace libre, et que je sélectionne rigoureusement ce que je souhaite y dessiner. Il ne me reste que quatre pages.

Hier, les hommes ont ramené une vache blessée, accompagnée de son veau. J'ai croqué la scène très vite, à grands coups de crayon sur le coin supérieur gauche de la page. J'ai pu fignoler mon dessin de mémoire dans la soirée. L'inquiétude de cette mère pour son petit, alors qu'elle n'était pas en capacité de s'en occuper, m'a beaucoup touchée. J'ai repensé à maman et durant quelques minutes, je suis demeurée incapable de poursuivre mon dessin.

Le ranch recèle une foule d'endroits magnifiques où m'installer avec mes mines. Ici, Big Sky Country (1) prend toute sa mesure. Le plus beau panorama sur les Rocheuses se situe derrière la maison. C'est celui que l'on a depuis le petit salon, avec Rocky Mountain en arrière-plan et les forêts qui remontent au nord vers le Canada. Un lac où s'abreuvent les chevaux en liberté occupe une partie du paysage jusqu'au pied des premières collines. C'est là que je choisis mon point de vue, en fin d'après-midi, installée confortablement sur un rocher plat. La lumière est idéale, avec les rais de soleil en aplomb de Teton Peak tout au fond.

Habituellement, les chevaux sont absents de ce cadre idyllique. Les hongres réservés au travail du ranch et au plaisir des touristes (sauf le mien) n'y reviennent que le soir. Un Paint (2) est pourtant en train de s'abreuver dans le lac. Une silhouette masculine remonte le sentier vers moi. Un touriste, sans doute, il n'a pas la dégaine des cow-boys du ranch. Je pose les premières bases de mon dessin avant qu'il me rejoigne.

— Hello ! Vous avez choisi le bon moment pour dessiner. Le tableau est magnifique vu d'ici.

— Bonjour, le salué-je en abaissant ma mine. C'est exactement ce que je me suis dit, d'autant plus que la lumière est parfaite.

— Oh ! Je ne vais pas vous déranger plus longtemps, alors. Je ne voudrais pas vous faire perdre une aussi belle occasion, la lumière change vite ici.

Le gars reste planté à deux pas de moi, dos au soleil. Il affiche une quarantaine plutôt bien conservée, repérable à ses tempes grisonnantes et aux légères pattes d'oie qui soulignent le coin de ses yeux gris. Il est d'un physique agréable, mais pas comparable à la beauté sombre de Jayden.

Tu t'égares, Hailey ! Oh, ça va, hein ! 

Depuis que je l'ai vu nu, le prénom de mon hôte indésirable me vient un peu trop souvent au bord des lèvres. Il s'est même immiscé dans l'un de mes rêves la nuit dernière

AU-DELÀ DE TES OMBRES [terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant