La gardienne

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Il est 7h, j'enfile mon uniforme sans un mot dans le vestiaire de l'Ehpad. C'est parti pour trois jours. Douze heures de garde chacun. Je salue avec un hochement de tête et d'un sourire mes collègues de nuit. Le silence est d'or, seul le bruit de mes crocs violettes qui frappent le sol en lino résonnent dans les couloirs. J'arrive dans la grande salle à manger. Le plafond est haut, la pièce lumineuse avec ses grandes fenêtres. Machinalement, je commence à beurrer les biscottes et autres pains de mie. Ma partenaire du jour arrive, fraîche comme la rosée du matin, éternellement de bonne humeur. On échange les formalités de politesse, les questions/réponses sur notre week-end. Puis, une des aides-soignantes nous interpelle pour nous faire part d'un décès survenu dans la nuit. Madame Bonheur était très fatiguée ces derniers jours. Mais je ne pensais pas qu'elle partirait durant ma période de repos. Cette nouvelle m'attriste l'espace d'un instant, puis la posture professionnelle m'oblige à reprendre mon air détaché. Les personnes sont uniquement de passage ici, c'est comme ça.

Je commence les petits déjeuners de mon aile. Celle qui est jaune, ma couleur préférée. Elle me donne le sourire, j'aime travailler dans ce couloir. Je toque à la porte de la première chambre. Je colle mon sourire sur mes lèvres, celui que je peux garder des heures sans fatiguer mes joues. Je dépose le plateau, demandant si Monsieur à bien dormi, s'il a besoin de mon aide pour se lever ou toute autre action qui nécessite des bras en forme. J'ouvre les rideaux. Le soleil pointe à peine le bout de son nez, la journée va être belle. Je passe ainsi de chambre en chambre, répétant les mêmes gestes, les mêmes paroles, le même sourire sur le visage.

Puis, après avoir débarrasser, je repasse pour faire le ménage dans les petits espaces de vie, qui sont tous très singuliers alors que ce sont les mêmes murs pour chacun d'entre eux. Je redemande si tout va bien. Souvent, étant plus réveillé que pour le petit déjeuner, les résidents sont plus bavards et me font partager leurs humeurs. Mais ce que je préfère, c'est lorsqu'ils me font part de leurs souvenirs, de leur vie passée. Tout est si riche, si différent. Madame Bonheur adorait me raconter sa résistance à elle lors de Seconde Guerre mondiale. Lorsqu'elle tirait la langue aux soldats allemands qui tenaient son village. Elle avait toute sa tête et aimait me le dire. Car "ce que je te raconte, c'est la vérité vraie !", comme elle disait. Elle adorait me décrire avec précision sa maison d'enfance, avec son jardin rempli d'arbres fruitiers et autres parterre de fleurs. Elle mangeait souvent dehors, sur la terrasse protégée par une grande glycine, au parfum envoûtant. Sa mère faisait toujours un gâteau avec les fruits qu'elle ramassait dans la matinée. Elle avait un chat tout blanc, qui s'appellait Nuage, car il était tout rond et tout doux. Son père fût déporté lors d'une rafle. Madame avait toujours les yeux brillant de fierté lorsqu'elle me disait que son père était un grand résistant. Elle ne l'avait plus jamais revu, mais aimait dire qu'il était mort en héros, pour la France. Dans la dernière semaine de sa vie, elle se confiait encore plus, sur plein de petits détails de sa vie de couturière pour une maison de luxe. Comme pour être sûre que son souvenir perdure encore après sa mort. Qu'il survive avec moi, pour me rappeler d'elle et de son éternel éclat de lumière dans les yeux. Je ne suis, aux yeux de mes collègues, qu'un simple agent de vie sociale. Mais j'aime à dire que je suis gardienne de mémoire de vie. 

Bonne ou mauvaise nouvelle ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant