Ivy - Miami, 28 juin 2024

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Mes yeux s'arrondissent tandis que je secoue vivement la tête. La fenêtre de ma chambre est ouverte, l'occasion idéale de sauter du premier étage de la maison en espérant tomber sur le chemin en pierres du jardin plutôt que dans le parterre de fleurs de ma mère.
     
— T'es pas sérieuse, là ? demandé-je juste au cas où, parce qu'elle ne peut pas croire que je vais accepter de partir en tournée avec une bande de gars qui boit, rit et parle à outrance. 
— J'ai l'air de plaisanter ?
     
Elle n'attend pas une autre réponse, rabat le côté gauche de la valise sur le droit et la ferme, puis me dévisage de la tête aux pieds.
     
— T'as dix minutes pour enfiler autre chose, boucler tes affaires et me rejoindre ici, décrète-t-elle en me poussant à l'extérieur de la pièce. Et dis à Mia de baisser le volume sonore de sa musique, on va l'entendre en live pendant un an.
     
Je vais la tuer. Ou m'enfermer dans la salle de bains, prier pour qu'elle m'oublie et parte sans moi, envoyer l'adolescente de quatorze ans à ma place, me crever les tympans, les yeux, me casser une jambe... Tout, si ça me permet d'éviter de me retrouver en compagnie des Sparkling Echoes pour je ne sais pas combien de temps. J'aurais dû prêter plus attention lorsque Mia récitait les dates de la tournée en boucle pour que mes parents craquent et lui achètent une place.
     
Pourtant, pour Samantha, pour la liste, je me dois de prendre sur moi. Avec un peu de chance, je pourrai aussi rayer la ligne « dire leurs quatre vérités aux Sparkling Echoes » au passage. Et deux ou trois autres, si possible, histoire d'en finir au plus vite.
     
Je troque mon bas de pyjama contre un short en jean, enfile un tee-shirt à la place de ma brassière, réunis ma brosse à cheveux, du dentifrice et une brosse à dents dans une petite trousse de toilette appartenant à Lea, si j'en crois les licornes roses qui la décorent, et regarde mon reflet dans le miroir.
     
— Allez, Ivy, tu peux le faire, me rassuré-je à voix haute. Quelques mois, pour Sam, et on retourne à la maison.
     
Je tente un sourire, préfère finalement garder mon air renfrogné et dessine un cœur au rouge à lèvres sur le verre, en guise de souvenir. J'ouvre la porte de la chambre de Mia en passant devant, lève un sourcil lorsque je la découvre assise à son bureau, et m'avance doucement dans son dos pour lire sur son cahier.
     
— T'as pas passé l'âge d'écrire des lettres d'amour pour un chanteur, sérieux ? crié-je pour me faire entendre par-dessus la musique.
     
Elle sursaute, ferme la couverture brusquement et se retourne tandis que je me retiens de rire.
     
— D'une, je t'ai pas autorisé à venir me déranger, se renfrogne-t-elle en levant le pouce vers moi. De deux, liste-t-elle en ajoutant son index, les Sparkling Echoes ne font pas QUE chanter. Et de trois, termine-t-elle alors que son majeur complète le tout, Austin est le batteur, pas le chanteur principal. Mais ça, tu le saurais si tu t'intéressais un peu plus à leur musique !
   
 Touchez au boys-band préféré de votre petite sœur, et vous aurez affaire à une groupie hystérique qui sort les griffes pour le défendre. Si elle savait que Rose est la sœur de Jack – oui, leurs parents sont des fans inconditionnels du film Titanic –, nul doute qu'elle ferait une crise cardiaque. Et si elle savait que j'ai déjà fait des soirées en compagnie de toute la joyeuse troupe, elle se retournerait dans sa tombe.
     
— Détends-toi, Mia-ou ! Ils ne connaissent même pas ton existence, et ton Austin est probablement en train de rouler une pelle à l'une de ses nombreuses conquêtes en ce moment-même, suggéré-je en tournant le bouton de sa petite chaîne hi-fi.
     
Le dernier tube des Sparkling Echoes devient moins agaçant, lorsqu'il cesse de faire trembler les murs de la maison. Étonnamment, il est même plutôt agréable une fois que toutes les voix s'éteignent alors que j'appuie sur OFF.
     
— Il ne ferait jamais ça, le défend-elle d'un air outré. Il est pas comme ça, tu le connais pas !
     
Oh si, je le connais. Et je peux t'assurer qu'en dehors de la scène, Austin Collins n'est qu'un abruti qui ne pense qu'avec ce qu'il a entre les jambes, qui tire la gueule toute la journée et qui ne supporte pas les Echoers, la communauté de fans dont tu fais partie.
   
 — Si tu le dis, capitulé-je en gardant pour moi ce que je pense réellement. Bref, je me tire. Maman arrive dans une heure, et il faut déposer Lea à son cours de danse dans vingt minutes. Interdiction de mettre un orteil dans ma chambre, compris ?
     
Mia croise les bras devant elle et fronce les sourcils, avant de demander :
     
— Tu rentres quand ? 
— J'en sais rien. Dans deux mois, dans six mois, dans un an... J'irai là où le vent m'emporte, annoncé-je d'un ton rêveur totalement faux.    
— Tu vas où ?
     
Je lève les yeux au ciel et tourne les talons.
     
— Quelque part entre ici et ailleurs, dis-je en grimaçant lorsque je tombe nez à nez avec un poster du boys-band au complet. Bisous, Mia-chou !
     
Elle râle encore contre les surnoms que je lui donne quand je ferme la porte de sa chambre pour rejoindre Rose dans la mienne. Je balance ma trousse de toilette pour la réveiller – vingt minutes à s'ennuyer suffisent toujours pour l'endormir – et fouille dans le tiroir de mon bureau pour en sortir mon passeport, légèrement abîmé par endroits. En même temps, en cinq ans, il n'a servi qu'une seule fois, lorsque mes parents se sont mis en tête que passer trois semaines en famille quelque part au fin-fond de la France était une bonne idée. Pas de télévision, pas de Wifi, mon père avait même poussé le vice jusqu'à couper l'électricité pour nous reconnecter ensemble et apprendre à vivre en communion avec la nature. Lea, qui avait tout juste six ans, a fini avec une touffe de cheveux arrachée, Mia a passé ses journées à se plaindre qu'elle ne pouvait pas recharger sa console et à extérioriser sa colère sur la benjamine, j'ai échappé aux soirées jeux de société en lisant des livres et en sortant avec un groupe de mon âge la journée. Maman, elle, tentait de nous faire manger des plantes bouillies en nous jurant qu'elles étaient excellentes pour la santé. C'était nos premières – et dernières – vacances à l'étranger.
     
— Magne-toi avant que je change d'avis, préviens-je la brune lorsqu'elle émerge, un filet de bave aux coins des lèvres.
     
Elle ouvre la bouche en grand et retient son cri lorsque je lui fais les gros yeux, puis renfile ses tongs et fait rouler la valise vers moi.
     
— Ça va être incroyable, Ivy ! On commence par l'Europe, et ensuite on va en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Asie, d'ailleurs Jack m'a promis qu'on pourra assister à chaque émission de télé depuis les coulisses, et...
     
Je ne l'écoute déjà plus, prête à tout annuler et à rester terrée en Floride pour le reste de mes jours, entre les quatre murs – sept si on compte le renfoncement de la fenêtre – vert menthe et gris qui composent ma chambre. Quitte à devoir supporter les voix des Sparkling Echoes plutôt que les visages.
     
Encore, je tolère Jack Carlson. Seulement parce que c'est le frère aîné de Rose, et qu'il nous a souvent sauvé les fesses en venant nous chercher dans des supermarchés de la ville lorsqu'on a eu notre phase de rébellion à treize ans et demi, et qu'on était persuadées de pouvoir survivre toutes les trois dans la nature avec dix dollars en poche.
     
Isaac Wright a gagné une place dans mon estime au tout début du groupe, lorsqu'il a réussi à faire taire Austin alors qu'il critiquait absolument toutes les chansons qu'il avait participé à créer – oui, Austin, on le sait, que tu ne voulais pas rejoindre le boys-band, et que t'es trop « cool » pour te cantonner à ce qu'on attend de toi !

This Feeling they Call...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant