Austin - Milan, 12 juillet 2024

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Ivy tolère à nouveau ma présence. Depuis le concert à Montpellier, elle m'envoie balader comme avant, elle trouve encore un moyen de m'exaspérer, et bordel, ça m'avait manqué. Finalement, sa présence dans la tournée me permet de me changer les idées entre deux dates, et de ne pas penser aux mille et unes raisons que j'ai de tout laisser tomber maintenant.
     
J'ai dû engranger vingt heures de sommeil maximum sur la semaine passée. Deux heures par ci, trois heures par là, et une fatigue qui s'accumule, autant mentalement que physiquement. Je m'en rends compte lorsque je me goure trois fois de notes en tapant sur ma batterie. La grosse caisse, représentée sur la ligne du bas sur la portée, se transforme en caisse claire, et vice-versa jusqu'à ce que je pose mes baguettes et me tire de la répétition avant que John dise le mot de trop. Je trouve refuge dans les loges, bois d'une traite un verre d'eau et engloutis un sandwich au poulet déposé ce midi, puis me laisse tomber sur le fauteuil et ferme les yeux.
     
Juste cinq minutes. Juste une heure. Juste le temps de me reposer un peu, de me remettre les idées en place et d'arrêter de détester mon instrument préféré.
     
J'ai encore plus de neuf mois à supporter avant de pouvoir me prendre une année sabbatique. Ou dix. Je peux y arriver. Pour Isaac et Jack, qui ont tout donné pour le groupe. Pour Ethan, qui en a tout autant marre que moi.
     
Deux coups frappés à la porte me font ouvrir les yeux, et j'observe celle qui me tient tête alors qu'elle entrouvre la porte avec un sourire contrit.
     
— Les trois mousquetaires te cherchent partout, m'apprend-elle sans entrer dans la pièce. Ben et John demandent une dernière répétition, et vous aurez vingt minutes pour vous poser avant le Meet & Greet.
     
Pour la première fois depuis que je la connais, elle adopte un ton calme sans m'offrir l'une de ses insultes à la con. Je suis tenté de l'envoyer chier, mais après avoir surpris sa crise de larmes hier matin, lorsque son père l'a appelée pour lui gueuler dessus, je préfère y aller en douceur et grimace avant d'avouer :
     
— Je veux juste cinq minutes de calme, dis-leur que je les rejoins ensuite. S'il te plaît, Ivy, continué-je alors qu'elle ouvre la bouche pour dire quelque chose. Ne me donne pas une autre raison de te détester...
     
Elle me dévisage avant d'hocher la tête et de refermer la porte derrière elle tandis que j'ouvre mon compte Instagram.
     
J'ai été tagué sur la publication d'un énième compte fan, il y a une heure. La photo représente Sparkling Echoes au grand complet, lors du concert à Turin d'il y a trois jours, avec en légende « vous m'avez sauvée <3 ». Je mords mes lèvres et éteins mon téléphone tandis que les commentaires et les likes se multiplient sous la publication. Sparkling Echoes a peut-être sauvé cette gamine, mais il a aussi détruit ma vie. Mon intimité, ma famille, et ma passion pour la musique.
     
C'est ce qui arrive lorsqu'on accepte de céder deux ans de son adolescence pour faire plaisir à son meilleur ami.

     

Le masque de la célébrité heureuse d'être ici se remet en place lorsque les premiers fans commencent à arriver. Je signe des autographes, je souris pour les photos, j'échange quelques mots avec des filles qui doivent avoir l'âge de ma sœur, ou de Rose et Ivy, j'accepte des câlins, et je plaisante avec Jack et Ethan lorsque Isaac se retrouve pris en sandwich entre deux adolescents qui s'accrochent à ses bras.
     
Deux heures et demi avant notre entrée sur scène, on se prend au jeu pour le Q&A tandis que les deux boulets qui nous accompagnent se font une place parmi les groupies. Rose sourit de toutes ses dents lorsque son frère retient sa grimace, Ivy roule des yeux en croisant les bras sous sa poitrine avant de s'asseoir et de refuser la pancarte « Sparkling Echoes, je vous aime » que lui tend une nana à côté. Je cache mon rire derrière ma main lorsqu'elle remarque mon regard posé sur elle et se gratte le nez avec son majeur – et je sais qu'elle n'a pas choisi ce doigt par hasard.
     
— Une question pour le groupe au complet, annonce un gars lorsque Jack lui donne la parole. Est-ce qu'un nouvel album est prévu l'année prochaine, ou vous allez d'abord prendre quelques mois de vacances ?
     
Je laisse les autres mentir à ma place sans détacher mes yeux de la tête blonde qui tire la gueule, ma seule distraction pour survivre pour la demi-heure qui va suivre. Je vois bien qu'elle se retient d'envoyer chier celle qui n'arrête pas de lui parler, alors que Rose, assise à sa droite, ne cesse de lui donner des coups de coude pour lui signifier de garder son calme.
     
— D'abord, je voulais vous dire que je vous aime ! s'exclame une adolescente assise au premier rang. Et j'ai une question pour Austin.
     
Je me concentre sur elle en lui offrant mon sourire le plus faux possible, celui qui leur fait croire que j'apprécie d'être au centre de l'attention, et lui fais signe de continuer.
     
— Est-ce que les rumeurs sont vraies ?
     
Je fronce les sourcils et me penche en avant, pas certain de savoir de quelles rumeurs elle parle.
     
— Lesquelles ? questionné-je alors que sa pote bat des cils.     
— Il paraît que deux filles vous accompagnent depuis le début de la tournée, et que l'une d'elles serait ta copine ?
     
On se décompose tous les quatre alors que j'ose jeter un œil vers les filles avant de passer une main dans mes cheveux, puis vers Ben, planqué vers l'escalier qui rejoint les loges. Il lève les mains en me faisant signe de faire ce que je veux, tandis que Harper, derrière lui, lève un pouce dans ma direction. Je sais ce qu'elle cherche à faire : dire aux fans que Austin Collins est casé avec une nana, ça serait l'occasion parfaite pour que l'on m'enlève l'étiquette « connard » que je me traîne dans les tabloïds.
     
— C'est vrai, lâché-je finalement alors qu'Ivy gonfle les joues en me lançant un regard noir. Elles ne veulent pas être exposées, je compte sur vous pour signaler toutes photos ou vidéos sur lesquelles leurs visages pourraient être aperçus, continué-je.
     
Jack me balance son pied dans le tibia, je serre les dents pour éviter de l'insulter devant tout le monde. La fille qui a posé la question hoche la tête tandis que des murmures se font entendre, Ethan soupire et accepte une autre question pour retrouver le calme.

     

— Espèce de petit con ! m'accueille Ivy lorsque nous rejoignons les coulisses. T'as cru que tu pouvais révéler notre existence au monde entier et mentir ouvertement sans te faire engueuler ?   
— Calme-toi, Serpentard, je dirais que je t'ai larguée avant la fin de la tournée en Europe, plaisanté-je avant d'ouvrir ma bouteille d'eau et d'en vider la moitié.
     
Elle me frappe l'épaule alors que Rose s'énerve contre Ethan, qui a encore dû sortir une connerie plus grosse que lui.
     
— Et souris un peu, tu sors avec le beau gosse du boys-band du moment ! reprends-je en lui pinçant les joues.    
— Va au diable, intime-t-elle.
     
Elle tourne les talons pour sortir son amie des griffes du guitariste, et je rejoins Isaac en bas des escaliers qui mènent à la scène. Il prend plusieurs grandes inspirations par la bouche et expire par le nez, les yeux fermés, comme il en a l'habitude avant chaque concert. C'est dans ces moments-là que son jeune âge est le plus visible : lorsqu'il est concentré, et qu'il essaie de faire baisser son anxiété. Pourtant, nous n'avons qu'un an d'écart ; mais le pianiste a toujours été sensible, calme, à la fois pressé et stressé de se lancer devant la foule.
     
— T'as vu les photos dont elle parlait ? demandé-je en faisant allusion à la fameuse rumeur.
     
Il hausse les épaules en ouvrant un œil, puis l'autre.
     
— Nope. Mais t'étais pas obligé de balancer une connerie en plus de l'existence des filles, gronde-t-il en faisant un signe de tête vers les concernées.    
— Avec un peu de chance, on arrêtera de me prendre pour un salaud qui baise tout ce qui bouge, me défends-je d'un ton détaché. C'était trop beau pour que je passe à côté.
     
Il semble réfléchir avant de se décaler d'un pas vers la gauche, puis vérifie les notifications de son téléphone avant de le reposer sur une caisse de rangement.
     
— Donc tu vas forcer Ivy à jouer la comédie pour redorer ta réputation ? note-t-il en arquant un sourcil.
     
Putain, j'y avais pas pensé. Évidemment, qu'on va me faire chier en guettant mes publications, et que je vais devoir fournir des preuves tangibles sur ma fausse relation !
     
— Mêle-toi de tes affaires, me renfrogné-je pour éviter de me faire passer pour un con.
     
Il s'esclaffe alors que le chanteur qui assure la première partie quitte la scène. Dans une heure, ça sera à nous. Dans trois heures, je vais devoir soudoyer Salazar pour qu'elle accepte de jouer le jeu. Dans vingt-quatre heures, si tout se passe bien, la presse et les réseaux sociaux clameront que j'ai enfin trouvé la bonne.
     
Il faut juste que Ivy craque, et je suis prêt à lui donner tout ce qu'elle veut pour ça.

This Feeling they Call...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant