Austin - Montpellier, 07 juillet 2024

39 6 10
                                    

Je me sens terriblement con. Con, mesquin, et je ne peux pas en vouloir à Ivy de m'éviter depuis avant-hier. C'est simple : elle sort d'une pièce lorsque j'y entre, plaisante avec les autres sans m'accorder un regard, enfonce ses écouteurs dans ses oreilles lorsque je me retrouve en face d'elle dans le minibus qui nous conduit à Montpellier.
     
Ben, au volant, accepte de déposer les filles à Palavas-les-Flots pour qu'elles puissent profiter de la plage et du soleil. Isaac tente sa chance pour descendre avec elles, mais le manager le sermonne de remonter illico avant d'attirer la foule, puis reprend la route direction l'aéroport de Montpellier, où notre ingénieur son va bientôt atterrir. Tout juste papa depuis quelques mois, le congé qu'on a accepté de lui donner touche à sa fin et John va maintenant devoir nous supporter pour le reste de la tournée, à son plus grand regret.
     
— Bon, je vous laisse l'après-midi pour sortir en ville, et à vingt heures, je veux tout le monde à l'hôtel, nous prévient Harper lorsque l'on pose nos valises et celles des filles dans les chambres réservées à l'hôtel Richer de Belleval.
     
Ethan et Jack ne se font pas prier avant d'enfoncer une casquette sur leur crâne, Isaac et moi suivons de près. Cinq heures de tourisme, dans une ville dont je ne connaissais même pas l'existence avant d'y avoir une date, ça va me changer les idées et me faire arrêter de ressasser ma dispute avec Ivy.
     
— Pas de conneries, les gars, nous prévient Ben en faisant signe aux quatre gardes du corps de garder un œil sur nous – comme si on avait encore seize ans.     
— Oui, papa, ironise Ethan en sortant le premier. On saura se tenir, on fera plein de photos, on acceptera avec plaisir les autographes, et blablabla.
     
Monsieur a retrouvé sa mauvaise humeur tôt ce matin, lorsque Isaac l'a réveillé pour lui annoncer qu'on partait. Depuis, il tire la gueule et râle dans son coin, si bien que je doute qu'il arrive à sourire aux fans que l'on risque de croiser dans la rue.

     

À cinq cent mètres à peine de l'hôtel, nous arrivons Place de la Comédie et Isaac s'émerveille de l'architecture des immeubles qui l'entourent. La Fontaine des trois Grâces trône fièrement au milieu de la place, les terrasses des cafés sont pleines à craquer, et les murmures accompagnés de coups d'œil discrets commencent déjà. Une bonne partie n'ose pas venir nous déranger mais dégaine leur téléphone, une autre partie vient prendre quelques photos, si bien qu'il nous faut quinze minutes avant de réussir à entrer dans le centre commercial, tandis que Warren, Zion, Marcus et Rory jouent des coudes pour repousser légèrement un groupe de filles qui nous suivent depuis qu'elles nous ont aperçus. Elles ont déjà eu la totale, quelques mots échangés, et elles refusent de nous foutre la paix. Ça, c'est ce que je déteste le plus : avoir perdu mon anonymat en acceptant de faire partie du boys-band.
     
— Putain, elles me les cassent, grince Ethan à voix basse, tandis que les trois greluches commencent à hurler les paroles de Radiant Horizons, le titre principal de notre dernier album.    
— Moi aussi, marmonné-je en m'engouffrant dans la première boutique que je vois, Warren se détachant du groupe pour me rejoindre.
     
Il ne pipe pas mot mais m'offre une moue mi-amusée, mi-désolée alors que je fais mine de m'intéresser aux tee-shirts pendus dans les rayons.
     
J'en sors une fois sûr que les groupies ont disparu, puis rejoins les gars qui ont décidé de faire un tour à la Fnac, en bas du bâtiment. On se sépare histoire de passer un peu plus inaperçu, je reste un moment à regarder les téléphones portables et ressors de la boutique avec neuf cent balles en moins et un iPhone 15 rose. Je mets la facture à mon nom, ignore le regard lourd de la vendeuse lorsqu'elle me reconnaît et trace ma route sans demander mon reste, en croisant les doigts pour ne pas essuyer une énième rumeur basée sur la couleur du téléphone. J'imagine d'ici le titre : « Austin Collins aperçu en train d'acheter un téléphone Apple de couleur rose : une nouvelle conquête en vue ? ».
     
— C'est quoi ce truc ? demande Jack dès lors que je le retrouve devant la sortie en désignant le sac que je tiens dans la main.
     
J'hausse les épaules et grommelle :
     
— Ivy a pété le sien à cause de moi, c'est mon gage de paix.
     
Il éclate de rire, s'approche de quelques pas pour éviter que les deux adolescentes assises plus loin entendent, et me donne une tape sur l'épaule.
     
— Mon pote, c'est pas avec ça qu'elle va te pardonner ! T'as dépassé les bornes, et je t'aurais castré moi-même si j'étais pas sûr qu'elle allait trouver un truc pour se venger, lance-t-il d'un air détaché.
     
Je me passe une main dans les cheveux en soupirant, conscient que ça n'est pas un téléphone dernier cri qui va effacer les conneries que je lui ai dites. Elle va probablement me le balancer à la tronche sans l'ouvrir, et elle aurait même tous les droits du monde de le faire...
     
— T'es pas obligé de me rappeler que j'ai merdé, Carlson. Mais putain, elle l'avait cherché !
     
Il secoue la tête alors que les deux autres membres de mon enfer personnel nous rejoignent, et après un rapide tour au Starbucks ainsi que dans les ruelles du centre-ville, où Jack s'arrête dès qu'il aperçoit une boutique de sa marque préférée – Vans, comme s'il ne touchait pas assez de thune pour se permettre un truc plus classe –, nous rejoignons l'hôtel.

     

Les filles sont déjà au restaurant lorsque nous descendons à notre tour. Rose s'extasie lorsque son frère lui tend un sac contenant un tee-shirt tandis que je tente de capter le regard d'Ivy en sortant la boite du téléphone de derrière mon dos. Elle me dévisage un long moment, un sourcil arqué, et détourne les yeux sans un mot alors que je prends place sur la chaise à côté d'elle.
     
— Tu peux me détester autant que tu veux, et c'est réciproque, mais accepte au moins ça, Ivy, murmuré-je en posant la boite devant elle.     
— Va te faire foutre, Collins, vocifère-t-elle en regardant toujours ailleurs. J'ai pas besoin d'un nouveau téléphone, le mien fonctionne très bien.
     
Je jette un œil à l'écran défoncé en retenant mon rictus d'amusement face à son léger mensonge, et pousse l'emballage un peu plus.
     
— Prends-le, je suis sérieux.     
— Non.
     
Bordel, elle me saoule déjà. Et comme j'adore avoir le dernier mot, et que je veux obtenir un peu plus de réaction de sa part, je m'empare de son portable, me relève sans prendre en compte ses protestations, et ouvre la fenêtre du restaurant avant de balancer l'objet aussi loin que possible. Pas peu fier, je souris largement alors qu'elle me frappe le dos plusieurs fois et me tourne vers elle.
     
— Il ne marche plus, maintenant, noté-je alors qu'elle continue de me marteler avec ses poings.
     
Elle se retient d'exploser oralement, m'offre pour la centième fois la vision de son doigt d'honneur et quitte la salle en ignorant les appels de sa meilleure amie.
     
Je la vois passer juste en bas du bâtiment, et revenir quelques minutes plus tard avec les morceaux de son téléphone. Cette fois, c'est sûr, il est inutilisable, et j'avoue éprouvé une certaine réjouissance lorsque je remarque qu'elle a embarqué l'appareil rose poudré qui attendait sur la table. Austin, 1 – Ivy, 0.

     

— Mec, Ivy a juré de te tuer de ses propres mains si tu continuais de la faire chier, m'apprend Isaac avec une grimace alors que je m'apprêtais à sortir de la chambre qu'il partage avec Ethan.
     
Je m'arrête devant la porte et me retourne pour faire face au pianiste, puis lève une main avant de la laisser mollement retomber contre ma jambe.
     
— Rien à foutre. Elle aura jamais la force nécessaire, de toute façon, me marré-je en l'imaginant essayer de m'étrangler avec ses bras en fil de fer.    
— Ne jamais sous-estimé ce que peut faire une fille en colère, Austin ! lance-t-il lorsque je baisse la poignée.
     
Je l'ignore et m'empresse de rejoindre l'autre côté du couloir avant de me glisser sous l'eau tiède de la douche. C'est mon seul moment de détente de la journée. Chaque soir, la seule chose que j'attends, c'est de pouvoir laisser ma transpiration partir, de détendre mes muscles, et d'oublier que je suis à des milliers de kilomètres de ceux qui ont réellement besoin de moi.
     
Il doit être quinze heures passées aux États-Unis, ma mère est censée être au travail, mon beau-père doit encore traîner dans un bar je ne sais où, et Willow est probablement seule à la maison. Je prends de ses nouvelles tous les jours, et je n'ai pas encore eu le temps aujourd'hui. Aussi, je m'allonge sur le lit et tape rapidement un message en ajoutant une photo du centre-ville de Montpellier.

>Moi, envoyé à 21h33 : Salut, p'tite sœur ! Comment tu vas aujourd'hui ? Pas de bêtises, hein ? Je te dirai si j'ai un peu de temps demain, après le concert, pour qu'on se fasse un appel vision. Tu me manques, minus. Je t'aime.

     
Elle a douze ans, et elle doit déjà supporter son père alcoolique et notre mère qui n'a jamais cherché à nous sortir de ce merdier.
     
Rejoindre Sparkling Echoes était ma seule porte de sortie pour m'éloigner d'un environnement nocif. Willow était trop jeune pour me suivre là-dedans, et je lui ai promis de la faire sortir de là dès que je serai en mesure de subvenir à ces besoins et de lui offrir une place en établissement scolaire privé. Je mets de côté la moitié de ce que je touche grâce au groupe sur un compte en banque à son nom, je termine la tournée, et je l'arrache des griffes de son père et de ma mère. On ira se planquer à l'étranger, en pleine forêt, n'importe où, là où je pourrai veiller sur elle sans avoir une tonne de paparazzis à mes trousses, et je lui offrirai l'avenir que je n'ai pas eu : le lycée, l'université, la stabilité.
     
Notre mère n'acceptera jamais de nous suivre et de tout quitter. Mais j'ai encore l'espoir qu'elle le fasse, qu'elle préfère ses enfants à son mari violent, et qu'on puisse se reconstruire, tous les trois, après toutes ces années de galère.

This Feeling they Call...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant