Austin - Lisbonne, 29 juin 2024

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Après près de neuf heures de vol, durant lesquelles j'ai dû supporter la mauvaise humeur d'Ivy et les sourires ravis d'Isaac, l'avion se pose enfin à l'aéroport de Lisbonne. Notre premier concert n'est prévu qu'après-demain, mais se prendre une journée de répétition pour mettre au point notre set-list est primordial, autant pour nous préparer aux neuf mois de folie qui nous attendent que pour se rendre compte de l'ampleur du boulot qu'il nous reste encore.
     
Il est à peine sept heures du matin, et avec le décalage horaire, je n'ai qu'une envie : dormir. Pourtant, je me rends compte à l'instant où je pose un pied sur le sol européen que ça ne va pas être possible.
     
— Vous avez deux heures pour vous reposer, et ensuite je vous veux en forme pour commencer les répétitions, nous annonce Ben en s'étirant longuement.
     
Au contraire de nous, monsieur a réussi à fermer l'œil dans l'espace restreint qui nous confinait. Ethan, lui, a préféré nous casser les oreilles avec sa guitare, tandis que Rose a fait répéter vingt fois à son frère les dix premières dates de la tournée. Lisbonne, Madrid pour deux soirs, Barcelone, Montpellier, Turin, Bologne, Milan, Zurich, Lyon pour deux autres soirs en remplacement des dates prévues à Paris, qui ont dû être annulées. Puis on troque le bus loué pour la tournée contre le jet privé, à nouveau, pour rejoindre le Royaume-Uni. Ensuite ? J'ai oublié ; c'est ce qui arrive lorsqu'on n'a pas son mot à dire sur les villes, les salles et les dates.
     
— On vous a dégoté un hôtel à dix minutes de la salle, histoire que vous puissiez dormir un peu avant de reprendre la route, se vante Harper.
     
Ben et Harper McLaury. Mari et femme, dénicheurs de talents, ancien musicien et ancienne mannequin. Grâce – ou à cause de – à qui nous en sommes là aujourd'hui, si on oublie cette émission de télé-crochet à la con qui avait posé ses valises à Miami il y a quatre ans et demi. Jack s'était présenté sur un coup de tête, après un pari débile que j'avais passé avec lui. Il en est sorti perdant, mais avec un boys-band tout nouveau, tout beau, qui avait besoin d'un batteur. À qui a-t-il pensé ? Moi. Son meilleur pote. J'ai accroché avec Isaac et Ethan, j'ai accepté, et je regrette amèrement aujourd'hui.
     
— Top, est-ce qu'on peut aller prendre nos quartiers, maintenant ? s'impatiente Ethan – visiblement, son enthousiasme de découvrir Lisbonne aura été de courte durée...
     
Harper marmonne des paroles d'encouragement pour elle-même avant de faire sortir les filles pour les amener à la voiture de location. Si on doit se séparer à chaque fois qu'on sort, ça va nous faire perdre un temps fou, c'est certain. D'autant plus si Ivy continue de traîner les pieds en s'offrant un bain de soleil matinal.

     

Après quelques minutes seulement de route, nous arrivons devant le VIP Executive Art's Hotel, avec son architecture moderne et ses quatre étoiles. Ben ne s'est pas foutu de nous : l'intérieur du bâtiment est haut de gamme, et les multiples fenêtres offrent une vue imprenable sur la ville et l'océan. Les hôtesses sont aux petits soins à peine avons-nous franchi les portes, et nous certifie que notre intimité sera respectée le temps de notre séjour parmi eux. Encore heureux.
     
Les quatre chambres réservées par Ben se situent au onzième étage du bâtiment, côté océan. Dans les couloirs, de larges œuvres d'arts sont exposées un peu partout, le sol noir reflète la lumière et les murs imitation bois offrent une certaine sobriété à l'ensemble. Je cache mon sourire lorsque Rose et Ivy tournent la tête dans tous les sens, la bouche grande ouverte et des étoiles plein les yeux. Dans les chambres, mini-bar et lits king-size nous promettent un bon moment de détente lorsqu'on aura le temps, et là encore, les deux imprévus du voyage restent subjugués en déposant leurs valises.
     
— Bordel de merde, ça a dû vous coûter un bras, note Ivy, toujours aussi délicate dans ses paroles.
     
Ben balaie sa remarque d'un geste de la main en faisant jurer à Tic et Tac de le prévenir si elles comptaient sortir, mais il n'a pas le temps de terminer sa phrase que Rose lui annonce déjà qu'elles ont prévu d'aller au centre commercial.
     
— J'enverrai un message à Jack au moindre problème, s'empresse d'ajouter Rose. De toute façon, personne ne nous connaît.     
— Marcus vous accompagnera, décide tout de même le manager. On n'est jamais trop prudent.
     
Soupir d'exaspération de la part des deux inséparables, qui finissent pas céder et nous vire de leur chambre. Juste pour le plaisir de l'emmerder, je reste planté dans l'embrasure de la porte jusqu'à ce qu'Ivy vienne me pousser de toutes ses forces à l'extérieur, les dents serrées.
     
— Ne commence pas à me faire chier, Collins ! Tu joues à la star, et tu me fous la paix, compris ?
     
Je lui offre un sourire en coin en reculant légèrement, elle commence déjà à refermer la porte.
     
— Je ne joue pas à la star, Serpentard. Je suis une star, corrigé-je avant d'enlever mon pied, laissant le battant se refermer sur l'air coléreux qu'elle affiche toujours.
     
Je rejoins à grands pas Jack, avec qui je dois partager la chambre pour les quatre prochaines nuits. C'était ma seule condition lorsque j'ai accepté de rejoindre le boys-band : ne jamais avoir à supporter Isaac ou Ethan plus de dix-huit heures d'affilées. Je les apprécie, mais l'un est un poil trop joyeux, l'autre un poil trop ronchon. Jack, au moins, sait quand il a besoin de la fermer ou de me remettre en place.
     
— Dans maximum trois heures, si vous n'êtes pas tous en bas, je viens vous chercher par la peau du cul. On a déjà de la chance que les responsables de la salle aient accepté qu'on vienne répéter, faudrait pas trop tirer sur la corde non plus, nous prévient encore une fois Ben avant de nous laisser planter là.   
— Putain, ça va être long, me plaigné-je en défaisant mon sac.
     
J'ai dû prendre six tenues en tout et pour tout : bermudas et tee-shirts, jeans et pulls, sous-vêtements à moitié troués, et un vieux jogging qui doit probablement être trop petit maintenant. C'est pour vous dire à quel point je suis heureux d'être ici...
     
— Arrête, Austin, on va s'éclater ! T'imagines le nombre de filles qui vont être à nos pieds pour obtenir un peu d'attention, et le nombre de pairs de seins qu'on va dédicacer ?
     
Je lui balance une chaussette en pleine tête, il se marre en se laissant tomber sur son lit.
     
— Évite juste de chercher la merde avec Ivy, mec, ajoute-t-il d'un ton sérieux. C'est pas une période facile pour elle et Rose, et je voulais juste qu'elles se changent les idées et profitent un peu.    
— Excuse-moi de ne pas être super emballé à l'idée de devoir les surveiller comme de l'huile sur le feu, m'indigné-je avant de passer une main dans mes cheveux. Et crois-moi, c'est Salazar qui va commencer à me les briser en premier.
     
Comme elle le fait si bien depuis plus de quatre ans. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais elle a une dent contre moi et c'est réciproque. Ivy Salazar aura toujours le mot de trop, celui qui va me faire exploser sur elle pour le regretter juste après, pourtant c'est la seule façon que l'on connaît pour se parler, elle et moi.
     
— Si tu le dis... accorde-t-il. Par contre, qu'on soit bien clair : personne ne doit savoir qu'elles sont avec nous, OK ? Déjà que mes parents ne supportent pas de voir leur nom partout, si la tronche de ma sœur se rajoute à tout ça, ils vont péter d'une crise cardiaque avant l'heure.    
— Parce que tu crois que les miens sont fiers de voir la réputation que je me traîne dans les magazines ? Pas plus tard que la semaine dernière, ils m'ont encore inventé une histoire à la con avec une actrice que je ne connais même pas.
     
Zéro vanne. On y a tous le droit, mais j'ai l'impression que les journalistes et autres s'acharnent un peu plus sur moi : « Austin Collins, membre des Sparkling Echoes, aurait mis une fan enceinte après une nuit arrosée à New York ». « Le batteur des Sparkling Echoes, briseur de cœurs en dehors de la scène ? ». « Une demande en mariage sur un yacht privé : Austin Collins se serait engagé ! Info ou intox ? ».
     
Faux, partiellement vrai, et encore faux. Certes, je ne butine pas deux fois la même fleur, mais je ne suis pas non plus un connard qui ne pense qu'à tirer son coup : elles sont au courant que je ne fais pas dans l'affectif. J'ai beau chanter le dernier couplet de chansons prônant l'amour éternel ou la rupture difficile à avaler, ce n'est pas pour autant que je crois à toutes ces conneries de sentiments, de papillons dans le ventre et de coup de foudre.
     
— Ouais, j'avoue qu'ils y vont fort... T'as qu'à demander conseils à Harper, avec un peu de chance elle trouvera une solution miracle pour redorer ton image !
     
Je secoue la tête, bien trop crevé pour continuer cette discussion qui ne mènera nul part. Jack ne peut pas comprendre : chanteur principal, c'est celui à qui on invente une histoire d'amour secrète et passionnée depuis des années, alors même qu'il n'y a aucune preuve. D'ailleurs, il n'y a pas non plus de madame Carlson pour l'instant, mis à part sa sœur adorée ; mais ça fait moins mal pour les fans d'imaginer qu'il est déjà pris plutôt que de s'avouer qu'elles n'ont aucune chance avec lui.
     
Et Harper m'a déjà répété mille et une fois que la seule solution pour arrêter les ragots, c'était de les ignorer. Facile à dire, quand on reste dans les coulisses pour peaufiner le maquillage alors que d'autres se crèvent le cul sur scène en transpirant... Son dernier délire pourri ? Faire croire que je suis en couple, et que c'est du sérieux. Apparemment, ça marche du feu de dieu dans le milieu, et ça permet même de ramener d'autres groupies dans la communauté. Je crois qu'elle ne fume pas que du tabac... Et qu'elle va encore me sortir une idée à la con si je vais chouiner auprès d'elle une nouvelle fois.

     

Je tente de fermer l'œil quelques minutes, mais rien n'y fait. À la place de quoi je décide de faire un tour sur les réseaux sociaux, en profite pour poster mon impatience quant à la tournée qui arrive et ignore les milliers de commentaires qui affluent déjà.
     
« OMG, tellement hâte de vous voir à Barcelone ! »    
« Est-ce qu'Ethan prévoit de tomber la chemise, comme au dernier concert ? »     
« C'est combien, pour un après-midi avec toi ? XOXO !! ».
     
Un compte fan partage le post en nous taguant tous les quatre, ainsi que le compte officiel des Sparkling Echoes, en ajoutant qu'elle est impatiente de découvrir la set-list.
     
Dix minutes plus tard, alors que les compteurs continuent de s'affoler, je change de compte et tape ivy.slz dans la barre de recherche Instagram. Je ne sais pas si elle m'a viré de ses abonnés aussitôt que nos petites disputes puériles ont commencé, ne passant que très peu de temps sur mon compte privé ces derniers temps, et suis plus que surpris de constater que ça n'est pas le cas. Son avant-dernière publication représente un nuage en forme de cœur, avec en légende « Miss you girl » et un émoji étoile. Mon doigt reste en suspend au-dessus du bouton like, avant que je balaie vers le haut pour regarder la dernière photo qu'elle a postée. On y voit un coucher de soleil et trois silhouettes qui se découpent au premier plan. Ivy et ses deux sœurs.
     
Je remonte jusqu'à son premier post, et grimace en découvrant une photo prise lors de notre séjour à Orlando, il y a plus de deux ans. Les Sparkling Echoes étaient déjà formés à ce moment-là, la popularité grandissante commençait à nous faire suffoquer, et Ben a accepté de nous laisser une semaine pour respirer. Isaac et Ethan ont refusé notre invitation avant de nous rejoindre pour les deux derniers jours, et avec Jack, on a passé le séjour à payer ceux qui nous croisaient pour ne pas révéler notre emplacement et l'existence des filles. Ça a fonctionné : ni Rose, ni Ivy, ni Sam ne se sont retrouvées sur la couverture d'un magazine, aucune photo n'a fuité, et j'ai même réussi à apprécier Ivy sur la fin du séjour. Quand on l'a déposée à quelques rues de chez elle et que j'ai enfin pu arrêter de la supporter.
     
Le lendemain, pourtant, je recevais un long message de sa part sur Snapchat. Je n'ai pas tout compris, mais il était question d'un connard – moi, je suppose – et d'une chambre d'hôtel – là, je me suis juste dit qu'elle avait dû picoler. Toujours est-il que trois jours après, je faisais les gros titres de la presse à scandale avec une autre rumeur sur mes amourettes, et que je suis toujours persuadé qu'Ivy, ou l'une des Totally Spies, était dans le coup.

This Feeling they Call...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant