Chapitre 19 : Remise en liberté

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Dans les allures obscures que prend mon esprit le réel me paraît étrange, comme déformé. Prenant l'apparence difforme d'une réalité irréelle. Balloté sur son épaule comme un vulgaire sac à patate, j'assiste aux préparatifs que mon père exécute par des gestes empreints d'une vigueur que seule la colère peut prodiguer. Je suis bien trop épuisé pour en avoir peur. Je ne peux pas avoir plus peur ou plus mal que je n'ai déjà eu. C'est fini. Je suis certain d'avoir connu toutes les souffrances que le genre humain peut connaître. Mon corps n'est plus qu'un tas de chair et d'os en attente du départ de la flamme qui le maintient en vie; je ne sais pas d'où provient cette flamme, ni avec quelle force est-ce qu'elle brûle encore. En cet instant je suis plus mort que vivant. Je suis certain de ne plus être loin de ce rêve qui m'a été arraché. Je peux sentir l'étoffe gelée de la mort frôler mes doigts. Je prie mon cœur d'enfin laisser ses faiblesses le consumer, de me laisser prendre un repos désiré ardemment; mais il n'en fait qu'à sa tête. Pompant. Battant. Encore. Toujours. Inlassablement. Contre vents et marées, ne s'arrêtant jamais dans sa course, jamais à court de sang malgré les quantités que je perds régulièrement.

Il me fait tomber sur mon lit sans m'y jeter, surprenant. Je décide de savourer sa façon bien a lui de faire preuve de délicatesse et me retiens de laisser tomber le voile de mes paupières dans un excès de confiance ; ce n'est pas parce qu'il me m'a pas balancé sur le lit que je suis soudainement en sécurité. Si je ferme les yeux je me ferai emporter sous l'aile d'Hypnos, et je ne peux pas me laisser aller à sa tendre étreinte. Je suis ses mouvements du regard, las. Il agrippe un pull dans mon armoire ainsi qu'un pantalon large. Je reconnais mon sweat préféré, sa teinte jaune éclatante m'apporte un réconfort imprévu. Il jette le tout à mes pieds en râlant et agrippe mon poignet, je sens une pression désagréable provenir des bleus dessinant les ombres fantomatiques des menottes autour de mes articulations. Il me redresse et me fait tenir assis en me maintenant contre le mur d'une main sur ma poitrine. Mon dos crie mais je ne l'entends pas, mes oreilles bourdonnent comme un essaim d'abeilles furieuses, ma tête se mets à tourbillonner. Un vide semble s'ouvrir sous mes pieds et je me sens y tomber lentement. Une gifle m'empêche toutefois d'y sombrer, ma tête s'échoue lamentablement sur mon épaule et mon regard se dirige mollement vers son visage rouge de colère.

— Je t'ai dit de pas t'endormir, petite merde.

J'aimerais lui dire que je n'ai aucun contrôle sur ça, mais j'ai à peine la force de le penser. Il m'habille difficilement, passant mes bras dans les manches en se battant autant contre le tissu que mes membres. C'est ironique, je ne l'ai jamais autant mis en difficulté que maintenant, pourtant je ne fais rien pour ; et c'est précisément ça qui lui rend la tâche compliquée. Il doit se démerder avec la loque que ses actions ont engendrée. La dernière fois qu'il a dû m'habiller comme il le fait je devais être un bébé. Je sens ma peau se tendre et mes muscles se contracter faiblement, gouvernés par un réflexe qui s'est ancré jusqu'au plus profond de moi, allant jusqu'à faire partie intégrante de certains traits de ma personnalité. Il me porte sur une épaule et dépose mon sac sur l'autre une fois que je fus vêtis. Je sens ses os rentrer dans mon ventre à mesure qu'il descend les escaliers. Le tissu du t-shirt, alourdi par le pull, m'arrache la peau du dos. Je vois la tache rouge que j'ai laissée sur le tapis passer à travers les barreaux. Je pensais l'avoir fait disparaître plus que ça, visiblement pas, mais il ne m'en a pas parlé pendant mes trois jours de captivité alors c'est que ça doit lui convenir ainsi. De toute façon ça ferait longtemps qu'il aurait changé de tapis si ça l'avait dérangé. Moi, ça me dérange. Ça me met mal à l'aise de contempler ces éclaboussures et de me remémorer quelles sont leurs origines. Je vois défiler le paysage sous mes yeux éteints, le fauteuil a changé de place, des dizaines de verres s'amoncellent dans l'évier, les volets sont fermés et une odeur organique s'échappe de la pièce. Je devine qu'il n'a probablement pas été au travail ces derniers jours, il a dû rester ici sans ouvrir ou aérer, à se bourrer la gueule, et à jongler entre ma chambre et son fauteuil. Je me rappelle qu'il ne sentait pas l'alcool en venant me trouver aujourd'hui, et qu'il ne l'avait fait qu'au environ de midi, il a dû y aller ce matin. Mais il n'y a pas été cet après-midi manifestement. Je ne sais pas comment il fait pour garder son travail, ça m'échappe complètement. Il y va si peu.

ViolenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant