Chapitre 10 : Une bataille après une guerre

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Les rues défilent lentement. Les lampadaires se succèdent les uns après les autres. Les maisons, les immeubles s'enchaînent. Le paysage ne fait que changer dans un éternel recommencement. Je n'ai pas froid. Je n'ai pas chaud. Je ne sais même pas si je peux encore dire que je suis présent dans mon propre corps, d'une certaine façon je le suis. Je sens les muscles de mes jambes se chauffer lentement à cause de l'effort prolongé. Je sens l'air froid se frayer un chemin jusqu'à mes poumons. Je sens la douleur utiliser ma cage thoracique comme caisse de résonance. Mais je ne pense pas réellement à ce que je fais ou ressens. Je me promène sans but. J'erre. Je divague. Je déambule. J'ai déjà dû traverser plusieurs quartiers, j'attends que le temps passe ; mais il ne passe pas assez vite. Je ne supportais pas de rester immobile, bouger atténue la sensation de déchirure qui persiste dans ma poitrine alors j'ai décidé de me mettre sur mon skate et de flâner dans les rues. Alors me voilà, à présent, au beau milieu de la route, seul être vivant qu'ait vu la nuit depuis des heures. Je me remémore ma course contre le dieu du skate. Les images défilent dans ma tête comme si je les regardais dans un cinéma. Je sens encore la brûlure de son regard sur ma nuque, le frisson que son rire malsain m'a provoqué, et la pression de ses doigts sur ma peau. Les soirées se repassent en boucle devant mes yeux ; celles avec mon père, celle d'hier, d'avant-hier et celles de tous les autres soirs, celles passées seuls, sous la pluie, la neige ou le vent, à grelotter et mourir de faim autant que de froid, et celle avec Adam, celle passée à danser comme un démon, celle à chatoyer et narguer la mort. Les souvenirs...Ils peuvent être merveilleux, de ce que j'ai entendu dire ; mais les seuls que je garde en mémoire, les seuls qui me reviennent le font pour me hanter et me mettre en garde. Même si je déteste me l'avouer, c'est probablement grâce à ces souvenirs damnés que je suis encore en vie aujourd'hui. S'ils n'avaient pas été là, avant même que je puisse avoir conscience de ce qu'ils étaient, je n'aurais pas appris. Je n'aurais pas appris qu'il n'aime les cris que quand ces rides au coin de ses yeux montrent le bout de leur nez. Je n'aurais pas appris qu'il n'aime pas qu'on détourne ou qu'on baisse le regard. Je n'aurais pas appris qu'il n'aime pas qu'on lui désobéisse, qu'on lui réponde, qu'on bouge ou fasse quoi que ce soit qui puisse laisser imaginer qu'on sape son autorité. Oui, grâce à ses mises en garde de moi à moi-même, je respire encore...Parfois, souvent, j'en viens à me demander à quoi bon continuer de vivre. Non mais c'est vrai ? À quoi ressemble ma vie ? La seule chose à laquelle elle pourrait s'apparenter c'est un champ de bataille, avec des lances brisées plantées dans le sol, des épées plongées dans mon corps, mon sang colorant l'herbe de vermeille, recouvrant la terre, donnant naissance à une boue aux reflets écarlates. Mais au moment où je m'apprête à fermer les yeux et laisser cette guerre avoir raison de moi, je m'efforce de les ouvrir en grand et de m'armer du courage qui me suit péniblement en s'amenuisant au fil des années. Je grogne, furieux contre moi, de ma lâcheté et mon égoïsme. Cette toile est exposée dans la galerie des souvenirs de tout le monde. Je n'ai aucun droit de jeter l'éponge, aucune prétention à cette sérénité ou cette sécurité. Alors que la colère quitte petit à petit mon esprit, c'est la pensée de Langa qui le remplit. Lui, et nos amis de S...Je repense à ces minutes passées à l'hôpital et alors un sentiment étrange prend forme dans ma poitrine. J'ai tout d'un coup le sentiment de valoir quelque chose, de ne pas être destiné qu'à attendre qu'un sombre destin fonde sur moi, d'être important pour quelqu'un. Je veux dire, ils ont pris soin de moi, ils m'ont amené à l'hôpital, ils sont restés à mon chevet et se sont inquiétés pour moi sans rien demander en retour; au contraire ! Seulement cette euphorie fut vite tarie, l'expérience m'ayant appris à me méfier des choses trop belles...Trop belles pour être vrais, ne dit-on pas. Ils ont sûrement quelque chose en tête. Une demande ? Une exigence ? Peut-être se serviront-ils de ça comme moyen de pression ? Peut-être chercheront-ils à me faire culpabiliser pour obtenir quelque chose de ma part ? Mais je ne peux pas y croire ! Je ne veux pas y croire ! Seulement mon instinct me hurle de me méfier, toute cette gentillesse ne peut pas être gratuite, ils ne peuvent pas réellement m'apprécier comme j'eus l'impression qu'il m'appréciait. C'était une illusion ! Une façade derrière laquelle ils se cachent pour mieux me surprendre ! Pourtant j'aimerais tant que cet attachement soit réel...même si je ne sais pas réellement ce que ça fait d'être aimé de cette manière-là, ça à l'air agréable. Mais je ne peux pas me laisser aller à cette fantaisie grotesque ! C'est trop risqué, mon cœur est dans la balance ! Sans parler de ma vie. Mais si seulement...

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