Jada
Je suis enfermée dans la salle de bain depuis environ 15 minutes. Je rumine tel un mouton ramenant les herbes dans sa bouche pour les remâcher. Je remâche mes souvenirs. Le présent, le passé, le réel, l'imaginaire. Je suis dans un cauchemar. Je me suis tellement pincée que la peau de mon avant-bras gauche est toute rouge, vaine tentative pour me réveiller. Je dois sortir d'ici avant que mon comportement ne paraisse suspect, avant que des questions auxquelles je ne suis pas prête à donner de réponse se posent, avant qu'il n'ouvre sa grande gueule de mec-qui-n 'a-pas-froid-aux-yeux et dise n'importe quoi.
Mon reflet dans le miroir me fait tiquer. Je ressemble à peine à quelque chose de viable. Ma peau est bien trop pâle pour ne pas paraitre malade, mes cernes bien trop creusés pour être normal, mes yeux bien trop vides pour ne pas être effrayants. Mes traits sont trop semblables aux siens à mon goût. Je porte la mort sur moi comme une robe de bal, prête à valser vers les portes de l'enfer.
Quand je me décide enfin à sortir, je réalise que cela fait en tout 25 minutes que je suis restée dans cette salle de bain à fuir l'inévitable. Le monstre n'est définitivement plus en moi, mais bien dans mon salon à regarder mon copain comme s'il va lui arracher les deux yeux dans la seconde qui suit. Assis près de Tracy, d'un air faussement décontracter, partageant son attention entre ses deux hôtes, feignant un intérêt que je sais bien ailleurs, il a l'air du parfait invité de là où je me tiens.
-Ma chérie, tu vas bien ? Tu as disparue plus vite que ton ombre, tu te sens bien ?
Tyler m'attire à lui et plante un baiser qui se veut rassurant sur ma joue mais qui fait plutôt monter mon anxiété d'un cran. Je lui réponds avec un sourire-grimace et Tracy commence une tirade sans fin sur le magnifique Dylan Woods. Une technique bien à elle pour flatter l'ego de ses conquêtes. J'aimerais pouvoir lui dire qu'avec lui ça ne servira pas à autre chose qu'à l'amuser. Son ego manquait cruellement de modestie, il n'avait pas besoin d'éloges. Il n'en a jamais eu besoin. Elle m'apprit toutefois que Dylan était peintre, qu'il était en ville pour une exposition à laquelle il avait eu l'amabilité de nous inviter pour nous remercier de l'accueillir ce soir.
-Tu es trop talentueux pour avoir à te cacher de la sorte.
-Je ne me cache pas. La peinture est mon petit secret. Mes parents n'auraient sûrement aucun problème avec ce hobby mais j'aime avoir quelque chose qui m'appartient totalement.
-Pourquoi le partages-tu avec moi alors ?
Son regard onyx se planta dans le mien et me fit frissonner si intensément que je crus un moment perdre pied. Nous étions au bord du lac près de chez lui. Il y venait le plus souvent durant la nuit pour s'assurer de ne pas être dérangé. Je l'avais suivi cette nuit, trop fatiguée d'entendre mes parents se battre, trop affaiblie pour pouvoir supporter des horreurs ce soir. J'avais vu sa silhouette au loin à travers ma fenêtre et avais foncé sans réfléchir. Nous avions tous les deux les pieds dans l'eau, à une bonne distance l'un de l'autre. Je pensais souvent qu'il n'appréciait pas le contact d'autrui mais à chaque fois que son regard se posait sur moi, c'était la plus brûlante des caresses. Je me disais alors dans ces moments-là que peut-être attendait-il que je lui dise que je le voulais plus près et pas à dix mètres de moi. J'essayais tant bien que mal de soutenir son regard mais ce que j'y voyais me faisait me sentir toute chose. Il ouvrit la bouche et murmura ces quelques mots qui après cette nuit, revinrent très souvent dans mes rêves les plus fous ;
-J'aime à croire que tu fais partie de ce secret toi aussi. Mon secret.
Son secret. Il fait partie du mien aussi. Un secret sale, couvert de crasse, trop douloureux pour devoir se le prendre en pleine face 15 ans plus tard sans pouvoir crier sa peine.
-Jada tu m'entends ?
J'avais le regard perdu dans le vide, je ne les écoutais plus depuis quelques minutes déjà. Dylan ne m'a pas adressé la parole depuis que je me suis pointée au salon, d'ailleurs je ne l'ai pas entendu s'adresser à qui que ce soit depuis mon retour. Il se contente d'écouter, d'observer, et Tracy n'avait pas besoin d'une autre personne qu'elle pour meubler une conversation.
Tyler me regarde comme une bête de foire. Mon attitude plus inquiétante qu'à l'accoutumée. Je fais de mon mieux pour le rassurer mais mes gestes me semblent gauches, comme si j'étais incapable de faire semblant devant Dylan. Pas avec son regard incendiant mon épiderme de la sorte. Je me demande à quoi il pense, quelle personne il est aujourd'hui, s'il est aussi surpris et bouleversé que moi de se retrouver de cette façon après tant d'années, s'il regrette d'être venu ici et de revoir mon visage, si je le répugne, si...
-À table !
Je pense qu'ils ont tous décidé d'un accord silencieux de m'ignorer parce que Tyler s'est levé si vite qu'il a manqué de me renverser sans même s'en rendre compte. Trop pressé de rejoindre Tracy dans la salle à manger. Trop habitué à ignorer ma présence qu'inconsciemment son cerveau a oublié que j'étais assise sur ses genoux. Je me rattrape in-extremis à un des fauteuils et je commence à contempler l'idée d'inventer une migraine et d'aller m'enfermer dans ma chambre, jusqu'à ce que je sente une présence à mes côtés. Je me heurte alors à deux océans de jais qui me scrutent comme si je suis la plus étrange des créatures. Il ne dit rien, se contente de m'observer, se rapproche même de quelques pas comme pour se rassurer que sa vision ne lui joue aucun tour. Il est désormais si près que je sens les effluves de son parfum. Il sent le rhum, la terre, le bois. Je ne peux m'empêcher de le respirer plus profondément, je veux remplir mes poumons de ce parfum. C'est primitif, addictif à souhait, grisant. Mes sentiments envers lui sont si contradictoires. Mon corps ne peut s'empêcher de se sentir attiré par lui si fort que ça en est douloureux. Mon esprit de l'autre côté se sent tourmenté par tout ce que sa présence ici implique, toutes ces choses auxquelles je ne souhaite pas être confrontée. Je peux voir le même conflit dans ses yeux. Peut-être pas à cause de sentiments similaires mais il est définitivement dans une impasse à l'intérieur. Son silence pèse sur moi tel un énorme morceau de brique attaché à ma cheville, me faisant couler sans aucun espoir de regagner la surface un jour. Son mutisme me secoue bien plus que des insultes auraient pu le faire. Il me donne envie d'entendre sa voix, crée un manque en moi encore inexistant jusqu'à quelques heures plus tôt, il me punit. Je ressens maintenant le besoin viscéral de connaitre son timbre. Est-il plus rauque qu'avant ? Plus doux ? Plus calme ? Plus vibrant ? Plus chaud ?
-Dylan...
À peine ai-je fait traverser son prénom de la barrière de mes lèvres que je le vois me contourner et se diriger vers la salle à manger.
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UNTAMED
Romance"Fragile? Elle est aussi fragile qu'une grenade" avait-il dit. Je me demande bien pourquoi il pense comme cela. Je veux dire, je manque beaucoup trop de vivacité, de témérité, d'intensité pour enflammer quoi que ce soit. Je suis trop las de cette vi...