Chapitre 1

8 1 0
                                    

- Et voilà pour vous, bonne journée.

Roxane s'extirpa lentement de ses pensées et ne réalisa pas de suite que la pharmacienne lui tendait le sac en papier contenant ses médicaments.

- Ah, pardon, merci, à vous également, répondit-elle enfin, prenant le sac après une seconde d'hésitation.

Elle sortit, le sac dans une main et une béquille dans l'autre, ses pensées encore embrouillées. Elle se dit qu'elle avait de la chance de s'être retrouvée dans un quartier où la pharmacie ne se situait qu'à une cinquantaine de mètres de chez elle. Cela lui permettait d'y aller à pied et de s'y rendre plus facilement.

Dehors, la rue était agitée, les voitures circulaient sans cesse, et les façades des immeubles se succédaient en une mosaïque de couleurs et de textures. Les passants, pressés, formaient un flux continu, et les vitrines des magasins scintillaient sous le soleil de l'après-midi. Roxane avança alors dans cette agitation, se mêlant à l'activité citadine. Les sons de klaxons, de moteurs, de pas pressés sur le bitume se confondirent peu à peu. Tous ses sens furent stimulés alors qu'elle était sur le chemin du retour.

Le monde extérieur est si vivant, pensa-t-elle. Il fonctionne machinalement et il apparaît en même temps comme un ensemble parfaitement imbriqué. C'est comme un mécanisme complexe dont elle ne comprenait pas les enjeux. Tout a l'air de si bien marcher, tout est vivant et se déroule linéairement, mais elle ne se sentait pas concernée par la machine, par le mécanisme. Elle se sentait étrangère à tout ça. Et surtout, elle se sentait seule, écartée. Elle ne blâmait personne, c'est comme ça qu'elle ressentait les choses et qu'elle les vivait, tout simplement. Alors, elle tentait de se frayer un passage dans ce monde complexe et d'y trouver une place pour son existence.

Arrivée près de son immeuble, Roxane avait hâte d'être rentrée car elle commençait déjà à fatiguer. Elle tapa le code à l'entrée, qui était toujours noté sur son téléphone au cas où elle oublierait les chiffres qu'elle connaissait pourtant par cœur. Qu'il s'agît d'une erreur de frappe ou d'un bug, la porte d'entrée ne se déverrouilla pas.

- Putain ! jura Roxane, frustrée par la porte qui refusait de s'ouvrir, comme si même les choses simples de la vie complotaient contre elle.

Elle retapa le code et cette fois-ci la porte se débloqua alors elle la poussa vers l'intérieur. Avant de rentrer dans son appartement, elle vérifia sa boîte aux lettres, espérant y trouver quelque chose pour briser la monotonie de sa journée. Après avoir vu qu'elle était vide, elle put enfin rentrer chez elle, au rez-de-chaussée, heureusement pour elle.

Elle déposa sa béquille à l'entrée, son poids transféré instantanément sur sa jambe valide, et se dirigea vers la cuisine en face pour se servir un verre d'eau glacée. Le froid du verre contre ses lèvres apporta un court répit, tandis qu'elle ouvrait ses boîtes de pilules antidouleurs et en avala une en buvant. Elle pria pour ne pas trop souffrir des jambes ce jour-là. Malheureusement, cela elle ne pouvait pas le contrôler. Même si le fait de marcher pouvait lui amener des douleurs, rien que de rester allongée pouvait aussi rendre ses jambes douloureuses. Il n'y avait rien qu'elle puisse faire à part tenter de soulager ses maux avec des substances. Et attendre. Attendre un semblant de mieux avant qu'un pire ne revienne.

« Encore une journée de plus », pensa-t-elle en rangeant ses boîtes de médicaments dans la cuisine.

C'était donc de cette façon qu'elle rythmait son quotidien en partie. À cela s'ajoutaient sa vie étudiante et ses relations familiales. Elle avait toujours été très attachée à sa mère et à sa grande sœur, Astrid. Cinq années les séparaient, mais elles étaient toujours restées proches, jusqu'à ce que Roxane emménage dans son appartement il y avait de cela sept mois.

À vingt-deux ans, elle avait décidé de prendre son indépendance, se séparant petit à petit de sa mère et de sa sœur, sa seule famille jusqu'à présent, son père étant mort lorsqu'elle avait cinq ans. Elles avaient vécu à trois quasiment toute leur vie. Leur lien avait toujours été très fort, mais à la fois de plus en plus oppressant pour Roxane, qui se perdait dans cette relation.

Elle s'effaçait de plus en plus, laissant le destin la guider et choisir pour elle. Elle avait préféré laisser ce destin entre les mains de sa mère et de sa sœur que de devoir l'affronter et en devenir actrice. Cependant, cette passivité lui avait coûté ; elle se sentait redevable de tout envers sa famille, un sentiment que sa mère et sa sœur n'hésitaient pas à utiliser à leur avantage. Roxane aimait profondément sa famille, mais cette dynamique l'oppressait, lui donnant l'impression de s'effacer progressivement.

Elle avait alors trouvé un échappatoire : partir. Sept mois plus tôt, elle avait emménagé dans un petit appartement, un espace qui, bien que modeste, était devenu son sanctuaire. La solitude, d'abord intimidante, s'était peu à peu transformée en un allié silencieux, un refuge où elle tentait d'apprendre à se connaître et à s'accepter.

Les mouvements ralentis par la fatigue, elle ouvrit un placard pour prendre un paquet de cookies. Cependant, au lieu de se servir elle resta là, le paquet dans les mains, perdue dans ses pensées. Elle secoua la tête avant de reposer les cookies et de refermer le placard.

Obligée de vivre avec elle-même, il lui arrivait de s'oublier pour ne pas avoir à se faire face. Elle pouvait rester des jours enfermée chez elle sans avoir envie de rien, regardant des séries et des films, jouant à la console ou lisant. Elle faisait tout ce qui pouvait lui faire oublier sa propre existence. En réalité, Roxane détestait sa vie autant qu'elle se détestait elle-même. Par-dessus tout, elle maudissait son corps, où elle se sentait enfermée, ce corps qui lui causait tant de soucis et de douleurs, mentales et physiques. Parfois, elle se demandait si elle ne serait jamais capable de s'accepter telle qu'elle était.

En s'installant sur son canapé, Roxane alluma la télé, mais ne trouva rien d'intéressant. Le bruit de fond de la télévision lui tenait compagnie, un murmure constant pour combler le silence pesant de son appartement. Son téléphone vibra, et elle jeta un coup d'œil à l'écran. Des messages d'Eva, sa meilleure amie et camarade à l'université. Roxane soupira. Elle savait déjà ce que son amie allait lui demander : sortir, la rejoindre à une soirée quelconque.

Elle ouvrit les messages avec une certaine appréhension.

« Rox, ramène tes fesses ce soir ! On va s'amuser !

Roxane sentit une vague d'anxiété monter en elle. Les moments de stimulation sociale amplifiaient son sentiment d'aliénation, la faisant se sentir encore plus détachée du monde qui l'entourait.

« Je ne suis vraiment pas faite pour ça », pensa-t-elle.

Elle vérifia les messages suivants, déjà résignée. « Allez, viens ! N'ignore pas mes messages stp ». Roxane se demanda si elle pourrait trouver une excuse, mais la vérité était qu'elle n'avait tout simplement pas l'énergie de faire semblant ce soir-là. Elle préférait la solitude de son appartement, où elle n'avait pas besoin de sourire, de prétendre.

Elle ignora les messages et lança un film à la télévision, espérant se perdre dans une histoire fictive pour oublier la sienne, ne serait-ce qu'un moment.

L'histoire de Roxane n'était pas simple. À cinq ans, lorsqu'on lui diagnostiqua un cancer des os, elle n'aurait su dire si ce furent les traitements de chimiothérapie ou de chirurgie qui lui furent les plus difficiles à subir. Les séquelles de la chirurgie étaient sans doute les plus éprouvantes : prothèse de hanche, greffe du tibia, autant de "boucheries" sur son corps de petite fille. Bien qu'elle eût de la fierté à avoir traversé ces épreuves, cette fierté s'était estompée avec le temps, laissant place à une douleur persistante et à un sentiment de différence. La douleur et la distance qu'elle ressentait étaient sans doute ce qui l'amenait à s'estimer en dehors de tout, à l'écart dans bien des domaines. Elle ne marchait pas comme tout le monde, elle avait un corps marqué par les cicatrices, elle avait passé son enfance à l'hôpital et surtout, elle se sentait éloignée, loin des gens, loin de sa propre vie.

Alors que les images du films défilaient, Roxane succomba à la fatigue.

Apprends-moi à m'aimerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant