Ezra
Le sonnerie du minuteur hurle. Je dépose la planche à découper sur l'égouttoir, essuie les flaques d'eau qui dégueulent de l'évier. L'odeur de la viande remplit la pièce, au point de me mettre en appétit depuis une demi-heure. Je ne suis pas particulièrement passionné par la cuisine, en général, c'est plutôt le job de mon épouse. Cela dit, le peu de fois où je me donne cette peine, les éloges pleuvent. Qui sait, peut-être que j'aurais dût choisir la restauration plutôt que l'écriture, ça peut être une idée de reconversion.
Je n'ai pas débouché de bouteille de vin. Le chardonnay nous attend dans le frigo, encore serti de son liège. Si nous avions été que tous les deux, j'aurais déjà préparé les verres. J'aurais probablement allumé quelques-unes de ces – trop nombreuses – bougies que Nora affectionne tant. Mais nous ne serons pas seuls ce soir, et c'est bien là le problème. La discussion que nous avons eue ce matin me donne l'infâme sensation qu'une épée de Damoclès plane au-dessus de la tête, prête à me scinder en deux. Mon couple, ma vie, mon cœur. Je reconnais que je ne suis plus le mari idéal depuis longtemps, mais perdre mon épouse n'a jamais été une option. J'aime ce petit bout de femme et son mètre soixante. J'aime son sourire rassurant et chaleureux. J'aime le brin de folie qui l'anime quand nous retombons dans l'état d'esprit de notre rencontre. Dix-huit ans plus tôt, sur le campus de notre université. Elle, en Sociologie, moi, en Lettres. Elle était cette fille pétillante que tout le monde adore, j'étais ce gars un peu solitaire qu'on apprécie sans que lui-même ne sache pourquoi.
À quel moment ça a merdé ?
Loris.
Mes doigts se contractent, de pair avec ma mâchoire. Je secoue la tête, chasse le fantôme aux cheveux blonds qui la hante. Cette maison devait refléter un foyer chaleureux, rempli d'amour, un cocon rien qu'à nous, un nid douillet dans lequel Nora et moi pourrions nous épanouir, et fonder une famille.
Un pavillon de cent-huit mètres carré, moderne, entièrement neuf, équipé de deux portes de garage pour ranger nos berlines respectives sans difficulté. Nora a craqué pour la cuisine ouverte, j'ai craqué pour l'accès à la forêt attenante directement depuis notre terrasse. Des hectares de sapins, chêne et autres frênes, séparés par un portillon. En quelques pas, je peux me retrouver perdu parmi les arbres, à me gorger de l'odeur de la terre humide, et de l'ambiance mystérieuse des lieux. Je le pourrais. Si je me donnais la peine de franchir les limites de mon terrain.
Je lâche un soupir, ignore mon ordinateur encore posé sur la table basse, où des lignes insipides s'étalent sur un fond blanc. Je pourrais les faire disparaître d'une malheureuse sélection rapide, ça m'en toucherait une sans secouer la seconde.
Les mains gantées de torchons, j'extirpe le bœuf du four, y plante un couteau pour en vérifier la cuisson, jette un œil à l'horloge. Elle ne devrait plus tarder.
Comme une réponse à ma question, la lumière de phares glisse au travers de la fenêtre, et je termine de mettre la table pourvue – à mon grand regret – d'un troisième couvert. Un grincement métallique résonne, suivi d'un bruit de moteur. Au moment où il se coupe, je me dirige vers la porte d'entrée, inspire un grand coup. Jouer au mari modèle, lui lancer un large sourire, aider à porter les affaires de notre invité. Une fois qu'il ira se coucher, je proposerais à Nora de prendre un café avec moi sur la terrasse, ou de déboucher cette bouteille qui l'attend au frigo, et nous pourrons discuter.
Ma main rejoint la poignée, et je la tire d'un geste sec, les dents dévoilées.
Mais mon manège se fige.
Mon petit bout de femme ne me fait pas face. Ce que je vois me terrorise. Des cicatrices, des entailles. Un visage émacié rempli de balafres, blanches, rosées, rouges. Des cheveux blonds masquent son regard aux paupières amochées, d'où deux billes turquoise surgissent. Qui coulent vers le sol quand elles comprennent que je dévisage leur propriétaire.
Un soubresaut agite mon cœur quand la voix de Nora résonne au loin, bien plus loin dans ma psyché qu'elle ne se trouve physiquement.
— Ezra, tu peux prendre la valise de Victor ?
Étourdi, j'aperçois la silhouette de mon épouse qui glisse à côté de moi, suivie par la seconde, pas bien plus grande qu'elle. Leurs cheveux blonds rebondissent, ceux de ma femme, dynamiques, comme à leur habitude, quand les autres, plus cendrés, tremblent, aussi fébriles que je ne me sens.
D'un mouvement lent, je tourne la clef dans la serrure. Une contraction saisit mon ventre, agrippe mon estomac. Tout à coup, l'odeur de la viande me donne la nausée.
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Cher Lazare
RomanceEzra Larche, voilà qui se cache sous le pseudonyme de l'écrivain de thriller célèbre qu'est Cher Lazare. Malgré sa popularité, depuis des années l'inspiration l'a quittée. Tout bascule quand une tierce personne arrive dans son foyer. Victor, jeune...