Ezra
Le chardonnay n'aura pas bougé du réfrigérateur. J'avais pourtant préparé deux verres, posés dans un plateau à côté du toaster. Le dîner était très silencieux, de mon côté. En tout et pour tout, j'ai pris la parole trois fois. La première, pour demander le sel, la seconde pour proposer de l'eau, la troisième pour remercier notre invité quand il a complimenté ma cuisine. Nora, quant à elle, se montrait égale à elle-même. Sympathique, avenante, sans devenir intrusive. Elle et son protégé ont échangé des banalités sans intérêt, discutant de la pluie et du beau temps.
Quand Victor a annoncé son désir d'aller dormir, peu après avoir fumé sa cigarette post-repas – que j'ai volontairement retardé, pour ma part – j'ai saisi ma chance. Ma femme s'attelait déjà à la vaisselle, la mine sévère, bien que nous ayons été deux dans cette maison à lui proposer notre aide. Dressé sur mes vertèbres, j'ai accroché à mes lèvres mon plus beau sourire, et ouvert la porte du frigo pour lui présenter son précieux vin blanc, accompagné d'un : « ça te tente ? ». Son regard noir aura suffi à me répondre. Elle a lâché un soupir et le torchon qu'elle tenait dans les mains, puis a filé vers la salle de bain, sans un mot.
Voilà pourquoi je sirote mon huitième expresso à minuit. Mes insomnies fréquentes m'ont rendu imperméable à la caféine. Le ramdam dans ma tête suffit à m'empêcher de fermer l'œil.
Je fronce les sourcils, redresse la paire de lunettes sur mon nez, entame ma quatrième relecture du paragraphe que j'ai peiné à rédiger. Ça ne me plaît pas. Tout me paraît fade, sans substance ni saveur. Je me fais chier moi-même dans cet ouvrage. Hors de question que je ponde à mes lecteurs une merde insipide sous couvert d'une deadline.
J'y croyais. Je pensais véritablement que nous pourrions discuter, Nora et moi. Que cette dispute matinale s'était voulue dure pour que je prenne conscience de certains éléments, mais que la menace n'en resterait qu'une. Je me plantais.
Je m'imaginais déjà, ce soir, rire avec ma femme devant une série télé, notre boisson à la main. Après quelques grammes, nous nous serions embrassés passionnément, pour finir au lit. Nous aurions fait l'amour, comme si plus rien ne comptait, et elle se serait endormi dans mes bras, son petit corps pressé contre le mien. Demain matin, elle m'aurait réveillé avec un grand sourire, sur fond de pancake encore chaud dans une assiette, sous une montagne de sirop d'érable. Elle en cuisine toujours, quand elle a joui la veille. J'imagine que c'est une forme de réponse au pic hormonal.
Même si ses pancakes ont perdu de leur saveur.
Peut-être que c'est de ça, dont j'aurais besoin. Remplir mon stock de dopamine pour provoquer l'inspiration. Me rendre sur un site porno aux couleurs criardes et publicités obscènes, trouver une vidéo qui pique ma curiosité et me branler dans le silence de mon salon, pour me retrouver avec moi-même. Je ne le fais jamais. Les seules fois où je cède à l'autosatisfaction se passent dans la douche. Comme si l'eau évacuait ma honte d'être un mari bon à rien, qui depuis cinq ans accomplit son devoir conjugal uniquement alcoolisé.
— Oh, pardon.
Mon MacBook tressaute sur mes cuisses, si fort que je salue mes réflexes de parvenir à le rattraper avant qu'il ne tombe sur le carrelage. Mon cœur cogne dans ma poitrine, ma gorge, au point de m'en provoquer un vertige. La respiration en alerte, je me tourne vers la provenance de la voix, y trouve une silhouette aux cheveux blonds. Un t-shirt usé sur des épaules, plus développées que je ne le soupçonnais, je découvre sa maigreur. J'ai beau être quasiment plongé dans la pénombre, je ne peux que remarquer les cicatrices qui entourent ses poignets, comme une brûlure. Peut-être deux, ou trois centimètres de large. Aussi frêles que ses bras, ses jambes portent également des signes de violence. Je jurerais de percevoir des entailles, sur l'intérieur de ses cuisses, avant qu'il ne tire sur les pans de son haut pour les dissimuler.
— Désolé que je ne voulais pas vous faire peur... J'allais aux toilettes, je pensais que tout le monde dormait.
Je cligne des yeux, le toise, sans un mot. Les secondes s'écoulent, longues, latentes, durant lesquelles nous nous examinons, sans bouger d'un millimètre. Ma gorge se serre.
Ses prunelles se détournent, et il prend la direction des sanitaires, d'une démarche lente. Malgré moi, je ne peux m'empêcher de suivre sa progression. Je reprends vie quand le bruit du verrou résonne contre les murs, reviens à mon ordinateur, et mon paragraphe oiseux. J'ouvre une nouvelle fenêtre, déterminé à puiser l'inspiration à sa source.
Le métier d'écrivain se targue de bonheur autant que de malédiction. Certains y retrouvent goût en se documentant sur leurs sujets principaux, en visionnant des films, des séries, ou bien même en lisant. King trouve son lyrisme dans les meurtriers, pour ma part, ce sont les faits divers.
L'idée de « Quidam » m'est arrivée un soir. Je regardais un témoignage, d'une personne qui avait découvert que son mari lui avait mis en scène toute leur relation depuis le début. C'est ainsi que Eliott a germé. Un jeune homme, parti vivre en Arménie pour renouer avec ses racines, après un accident de voiture qui a causé la mort de ses parents. Perdu à Erevan, il rencontre Sevan, qui devient rapidement son ami le plus proche. Jusqu'à ce qu'il découvre le pot aux roses.
Je perçois le grincement de la porte, observe de derrière mon écran la silhouette qui se faufile dans la pénombre. Je l'entends murmurer un « bonne nuit », auquel je ne réponds pas. Une drôle de sensation s'empare mon estomac quand je croise son regard, lorsqu'il retourne à la chambre. Nora adore le fait que toutes les pièces soient accessibles depuis l'espace de vie ; ce soir, plus encore que d'habitude, je déteste ça.
Un soupir s'échappe de mes lèvres, et j'attrape l'élastique à mon poignet pour rattacher mes cheveux – que je devrais sérieusement songer à couper – les sourcils froncés. Linda Campbell, gérante d'un restaurant en Floride, qui a vendu sa belle-fille à un trafic sexuel pour de la drogue.
Je bascule sur un sujet annexe, Sandro Sholl, résident à Hamburg. Vingt-trois ans, étudiant en droit. Le bougre s'est pris pour un Dexter des temps modernes en assassinant de présumés criminels, y compris un ado de seize ans accusé à tort du meurtre de sa petite amie. Une histoire d'héritage, le tuteur était le coupable, mais quand la justice à résolu l'affaire, Sandro avait déjà zigouillé le jeune.
L'article suivant date de quelques mois, et je ne comprends pas comment j'ai pu passer à côté de cette affaire. Ambroise Monteil. Un pédophile de soixante-huit ans, député et ancien maire d'une ville proche de Lille, qui a enlevé et séquestré trois gamins pendant quinze ans dans son grenier. Une de ses voisines a vu de la lumière chez lui alors qu'il était en déplacement, et a contacté les flics en pensant à un cambriolage. Comme quoi, les commères du quartier peuvent se montrer utiles.
Mon dos s'enfonce dans les coussins du canapé. On devrait rétablir la peine de mort pour ce genre de saloperie.
Un frisson glisse sur ma peau. Cette sensation. Ça fait longtemps que je ne l'ai pas ressentie.
Le pointeur de la souris sélectionne l'onglet nouveau document, et mes doigts, fébriles et frénétiques, inscrivent :
« Plan en trois actes : Titre à venir – 1. Exposition »
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Cher Lazare
RomanceEzra Larche, voilà qui se cache sous le pseudonyme de l'écrivain de thriller célèbre qu'est Cher Lazare. Malgré sa popularité, depuis des années l'inspiration l'a quittée. Tout bascule quand une tierce personne arrive dans son foyer. Victor, jeune...