6-

10 2 2
                                    

Victor

La tasse fumante dans les mains, je m'installe sur le fauteuil de jardin. Les oiseaux chantent ce matin, et je savoure pour la première fois depuis longtemps, le faible engourdissement de mes membres après une nuit de sommeil salvatrice. Je n'aurais jamais pensé me retrouver un jour dans un endroit pareil. Aucun bruit de voiture à l'horizon, un ciel limpide, une humidité qui plane dans l'air, telle une bruine délicate.

La forêt à proximité me fascine. Ses massifs verdoyants, l'étendue qu'elle possède. À deux pas de la terrasse, un portillon y donne un accès direct. Je pense demander à Madame Larche, ou plutôt Nora, dans les prochains jours si je peux m'y promener.

Je dépose mon chocolat chaud sur la petite table en fer forgé, extirpe une cigarette de la poche de mon sweat. La gérante du foyer m'a payé un paquet avant mon départ. Il y a six mois, je n'avais jamais touché à la nicotine. J'en connaissais l'odeur, la sensation sur la langue, la brûlure sur la peau. Mais jamais je n'avais rempli mes poumons de tabac.

Cette nuit-là, je ne parvenais pas à fermer l'œil. Les précédentes ne valaient pas mieux, je finissais par m'épuiser jusqu'à ce que mon corps sombre, entre sommeil et évanouissement, pour se réveiller deux heures plus tard. Je n'appréciais pas trop les membres du personnel, surtout les hommes. Lui, je ne l'avais encore jamais vu. Il est arrivé dans ma chambre alors que je rentrais en crise d'angoisse. Il devait avoir mon âge, vingt-trois ans tout au plus. Jules. Il est resté avec moi le temps que je me calme, puis m'a suggéré d'aller nous promener. Nous avons marché autour du bâtiment. Il se montrait sympathique, enjoué. Il avait la discussion facile.

Assis sur un banc aux alentours du centre, il m'a présenté une cigarette. Je lui ai dit que je n'avais jamais essayé, il m'a demandé si je le voulais. Alors j'ai tenté. Je me suis étouffé, j'ai toussé. Je me suis juré que je n'y toucherais plus jamais. Deux soirs plus tard, il m'en a proposé une nouvelle, et c'est devenu comme un rituel. Les mercredis et samedis. Puis il est parti. J'ai fumé tous les jours depuis.

Je tire sur ma cigarette, avale une gorgée de mon chocolat. Il est bien meilleur que celui du foyer. Utiliser les capsules dans la machine s'est révélé plus simple que je le pensais.

J'entends la fenêtre s'ouvrir, me tourne vers l'arrivant, fébrile. Cet homme m'angoisse. Chaque regard qu'il pose sur moi me donne une impression de malaise. La plupart de ceux que j'ai affrontés se composent de dégoût et de peur, sur fond de pitié. Le sien porte les marques de ses émotions, mais les principales sont teintées de sentiments que je ne parviens pas à saisir.

— Bonjour, vous avez bien dormi ?

J'ignore pourquoi je cherche à établir une discussion. En dehors du moment où nous nous sommes retrouvés sur la terrasse hier, il ne m'a pas décroché un mot.

Pas d'exception aujourd'hui, visiblement.

Il se dirige vers un fauteuil opposé, lâche un soupir. Le mug entre mes mains, je le regarde embraser sa nicotine, l'air dans ses pensées. Des cernes violets contrastent avec ses prunelles vertes d'eau. Une longue mèche de cheveux ébène retombe devant son visage, le reste noué à la va-vite. Sa présence me perturbe, autant que la mienne semble le déranger.

Je suppose que plus tôt je partirais d'ici, mieux il se portera.

— Et toi ?

Je sursaute, ne m'attendant pas à ce qu'il prenne la parole. Dans la voiture, Nora m'a informé que son mari pouvait se montrer austère, parfois, mais qu'il était plus gentil qu'il n'y paraissait. Je doute encore certain de cette affirmation.

— Oui, très bien, merci.

Je mordille ma lèvre, en arrache les peaux gercées qui s'y trouvent. Le goût métallique du sang se répand sur mes papilles. Je m'empresse de le noyer sous une brume de nicotine.

Un brin fébrile, je reporte mon regard sur la forêt, puis reviens à l'homme, qui gratte sa repousse de barbe, distrait, l'air de se moquer complètement de ma réponse précédente.

— Je suis désolé de vous avoir dérangé hier soir.

Il hausse les épaules. J'écrase la fin de ma cigarette dans le cendrier. Autant rentrer et le laisser tranquille, tout dans son comportement quémande la solitude.

Alors que je me redresse sur le siège, sa voix m'interpelle.

— Tes cicatrices, elles viennent d'un accident ?

Ma respiration se bloque. Nos regards s'accrochent, se fixent. Parmi toutes les personnes que j'ai rencontrées ces derniers mois, aucun n'a osé me questionner sur ces immondes balafres, de but en blanc. Tous cherchaient à employer des termes plus détournés, allusifs, sournois. Des moyens d'assouvir une curiosité malsaine pour certains, de rédiger un rapport pour d'autres. La justice y compris.

Des flashs éclatent dans ma tête. Un magasin. Une pièce sombre. Une voix rocailleuse.

Mon cœur manque un battement.

— Non.

Je pourrais m'étendre sur le sujet, répondre à cette tentative de communication. Mais je n'y parviens pas. Quelque chose bloque, dans ma gorge. Pourtant, j'ai déjà raconté cette histoire.

Ses iris pétillent, animés par un je-ne-sais-quoi qui me met dans un état second.

— Tu te les aies infligés ?

Cette fois, mon poing se serre. La voix me parle, cogne en écho dans ma tête.

C'est ta faute.

J'inspire, ferme les yeux, force ma bulle mentale à se reformer. Ce n'était pas ma faute.

Je guigne l'homme, les sourcils froncés. Même assise, notre différence de taille est flagrante.

— Vous pensez vraiment que je me serais défiguré ? Je ne sors pas d'asile psychiatrique.

Sur mes mots, je récupère ma tasse et me lève, pour filer à l'intérieur de cette maison haut de gamme, à l'isolation phonique déplorable. 

Cher LazareOù les histoires vivent. Découvrez maintenant